Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/169

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Et tout aussi naturellement, il ne put marcher pendant dix minutes sans songer à Flora, Celle-ci lui rappela nécessairement l’histoire de toute sa vie, l’histoire de son existence si mal dirigée et si malheureuse.

Lorsqu’il arriva à son logement, il s’assit devant son foyer presque éteint, comme il s’était tenu quelques jours avant à la croisée de sa chambre d’autrefois à contempler une forêt de cheminées noircies ; et, portant ses regards en arrière dans le passé, récapitula la sombre route par laquelle il était arrivé à cette période de son existence. Route bien longue, bien nue, bien vide ! Pas d’enfance, pas d’adolescence, sauf un seul souvenir, et ce souvenir-là, il venait de découvrir que ce n’était qu’une vaine chimère.

Cette découverte, qui peut-être eût été sans importance pour un autre, était un malheur pour lui. En effet, tandis que rien de ce qu’il y avait de dur et de sévère dans ses souvenirs ne disparaissait devant la réalité, tandis que la vue et le toucher lui prouvaient inexorablement combien sa mémoire était fidèle, le seul souvenir de sa vie où il entrât quelque tendresse n’avait pas pu résister à une aussi rude épreuve et s’était dissipé tout d’un coup comme un léger brouillard. Clennam avait bien prévu cela la nuit où il avait rêvé les yeux ouverts, mais il ne l’avait pas touché au doigt, comme aujourd’hui.

C’était un rêveur qu’Arthur, car il y avait chez lui une foi profonde dans toutes les bonnes et douces choses dont son existence avait été dépourvue. Élevé dans des idées basses et rapaces, c’était cette foi honnête qui l’avait sauvé et qui avait fait de lui un homme honorable et généreux. Élevé durement et sévèrement, c’était encore cette foi obstinée qui l’avait sauvé, en lui donnant un cœur chaleureux et sympathique. Élevé dans ces croyances sombres, dont l’audace fabrique, à la place d’un Dieu qui a fait l’homme à son image, un Créateur fait à l’image d’un faible mortel, c’était toujours cette foi bienfaisante qui l’avait sauvé, en lui apprenant à ne pas condamner les autres, à garder un cœur humble et miséricordieux, à pratiquer l’espérance et la charité.

C’était encore, grâce à cette foi salutaire, qu’il avait échappé à la faiblesse pleurnicheuse, à l’égoïsme étroit qui aurait pu lui faire croire que tel bonheur ou telle vertu qui ne s’étaient pas trouvés sur son chemin limité, ou qui ne lui avaient pas réussi, ne rentraient pas dans le grand dessein de la Providence, et qu’on pouvait les décomposer par l’analyse en éléments grossiers et vils. Sans doute, il avait été désabusé de bien des illusions, mais son esprit trop ferme et trop sain pour vivre dans une atmosphère si insalubre, tout en le laissant en proie à la tristesse de ses sombres pensées, n’en était pas moins capable de chercher et d’aimer la lumière, et d’en saluer le bienfait lorsqu’il la retrouvait chez les autres ;

Clennam était donc assis devant son feu presque éteint, songeant avec mélancolie à la route ténébreuse qu’il avait suivie dans