Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/227

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tendre, estimable et simple comme un enfant ; mais qu’il soit incapable de se tirer d’affaire partout ailleurs, pensez-vous qu’il se tirerait mieux d’affaire chez nous ? Non ; je suis persuadé que non ! Et le ciel préserve Frédéric de jamais venir ici autrement que comme un visiteur bénévole ! Messieurs, quiconque arrive ici, pour y rester longtemps, doit avoir une vigueur de caractère qui lui permette de beaucoup endurer. Mon bien-aimé Frédéric est-il l’homme qu’il faut pour cela ? Non. Vous l’avez vu, il est déjà cassé sans avoir séjourné ici ; le malheur l’a écrasé ; il ne sait pas résister, il n’a pas non plus assez d’élasticité pour habiter longtemps un endroit comme celui-ci, sans perdre la conscience du respect qu’il se doit à lui-même, sans oublier qu’il est gentleman ; Frédéric n’a pas (si je puis me servir de cette expression) assez d’élévation pour voir dans une foule de petits égards pleins de délicatesse et dans dans les divers témoignages qu’il pourrait recevoir, l’esprit généreux qui anime la communauté des détenus, et pour reconnaître qu’il n’y a là aucun déshonneur ni aucune atteinte à ses droits de gentleman. Messieurs, Dieu vous garde ! »

Ce fut ainsi qu’il mit à profit l’occasion de prononcer cette homélie pour l’édification de la société réunie dans la loge, avant de rentrer dans la cour blafarde et de passer avec sa pauvre dignité râpée devant le détenu en robe de chambre qui n’avait pas d’habit, et devant le détenu en pantoufles de baigneur qui n’avait pas de souliers, et devant le gros fruitier en culottes de velours à côtes qui n’avait pas de soucis, et devant le maigre commis vêtu d’un habit noir sans boutons, pour remonter son pauvre chétif escalier jusqu’à sa pauvre chétive chambre.

Là, la table était mise pour son souper, et sa vieille robe de chambre grise l’attendait sur le dos de son fauteuil, non loin du feu. Sa fille mit son petit livre de prières dans sa poche (elle venait de prier pour les prisonniers et les captifs), et se leva pour lui souhaiter la bienvenue.

« L’oncle Frédéric était donc parti ? demanda-t-elle, en l’aidant à changer d’habit et en lui donnant sa calotte de velours noir. — Oui, l’oncle Frédéric était parti. — Père, avait-il fait une promenade agréable ? — Mais non, pas trop, Amy ; pas trop.— Non ? Est-ce que père ne se porterait pas tout à fait bien ? »

Tandis qu’elle se tenait derrière lui, penchant au-dessus du fauteuil un visage aimant, son père regardait le feu, les yeux baissés. Il semblait éprouver quelque malaise, où il entrait une légère pointe de honte ; et lorsque, peu de temps après, il reprit la parole, ce fut d’une manière décousue et embarrassée.

« Il faut qu’il y ait quelque chose, je… hem !… je ne sais pas quoi… qui aura agacé Chivery. Ce soir il s’est… ah !… montré beaucoup moins obligeant et moins empressé que de coutume. C’est… hem !… bien peu de chose, mais cela suffit pour m’attrister, ma chère. Je ne saurais oublier (tournant et retournant ses mains et les regardant de près) que… lorsque l’on mène… hem !… une existence comme la