Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/242

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avec son bec recourbé et les avoir léchés ensuite avec sa langue noire, venait de pousser un bruyant éclat de rire.

« Il est tout à fait inutile de rappeler à une personne douée d’autant de bon sens, ayant votre vaste expérience et vos sentiments cultivés, continua Mme Merdle du fond de son nid de pourpre et d’or (et à ce moment, elle leva son lorgnon afin de se rafraîchir la mémoire et de ne pas oublier à qui elle parlait),… que la scène exerce parfois une certaine fascination sur un jeune homme impressionnable. Quand je dis la scène, je ne parle, bien entendu, que des personnes du sexe qui s’y montrent. Or, lorsqu’on vient me dire que mon fils passait pour avoir été fasciné par une danseuse, je savais ce que la Société entendait par là, et je dus conclure qu’il s’agissait d’une danseuse de l’Opéra, car c’est là que les jeunes gens reçus dans la Société ont l’habitude d’aller se faire fasciner. »

Elle daigna jeter un coup d’œil sur les deux jeunes filles, tandis qu’elle passait ses deux mains blanches l’une sur l’autre, avec un grincement désagréable produit par le frottement des bagues qui décoraient ses doigts.

« Votre sœur vous dira que je fus très-surprise et très-peinée en apprenant de quel théâtre il s’agissait. Mais lorsque je sus que votre sœur, en repoussant les avances de mon fils (avec une sévérité inattendue, je dois l’avouer), l’avait amené à lui faire une proposition de mariage, j’éprouvai une angoisse profonde… indicible. »

Elle passa un doigt sur son sourcil gauche pour en rétablir la symétrie.

« En proie à une inquiétude qu’une mère… mère qui connaît le monde… peut seule ressentir, je résolus d’aller moi-même au théâtre et de dévoiler à la danseuse l’agitation de mon âme. Je me présentai à votre sœur. Je trouvai, à ma grande surprise, qu’elle différait, sous beaucoup de rapports, de l’idée que je m’en étais faite ; et, ce qui m’étonna surtout, c’est que, de son côté, elle mit en avant… comment dirai-je ?… une sorte de prétention sociale. »

Mme Merdle sourit en prononçant ces paroles.

« Je vous ai dit, madame, remarqua Fanny, tandis que le rouge lui montait à la figure, que, malgré la position où vous me trouviez, j’étais tellement au-dessus de mes camarades par ma naissance, que je me regardais comme étant d’aussi bonne famille que M. votre fils ; et que j’avais un frère qui, s’il connaissait l’offre de M. votre fils, serait du même avis que moi, et ne regarderait pas une pareille union comme un trop grand honneur pour nous.

— Mademoiselle Dorrit, répliqua Mme Merdle, après l’avoir contemplée d’un air glacial au travers de son lorgnon, c’est justement ce que j’allais dire à votre sœur pour satisfaire à votre prière. Merci d’avoir rappelé les faits avec tant d’exactitude et de m’avoir prévenue. À l’instant… (elle s’adressait maintenant à la petite Dorrit)… car je n’agis que par impulsion, je détachai un