Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/241

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— La Société, reprit Mme Merdle, imprimant une nouvelle courbe à son petit doigt, est si difficile à expliquer aux jeunes personnes (car il y a même bien des gens d’un âge mûr qui ont de la peine à rien y comprendre), que je suis ravie de ce que vous me dites. Je voudrais que la Société fût moins arbitraire, je voudrais qu’elle fût moins exigeante… Taisez-vous, Jacquot. »

Jacquot venait de pousser un cri perçant, comme s’il eût été le représentant de la société et qu’il eût prétendu soutenir qu’elle avait le droit de se montrer exigeante.

« Mais, poursuivit Mme Merdle, il faut la prendre telle qu’elle est. Nous savons qu’elle est superficielle, conventionnelle, mondaine, abominable, pour tout dire, mais, à moins d’être des sauvages des mers du tropique (j’aurais été charmée, pour ma part, de naître dans ces parages ; on dit que la vie y est délicieuse et le climat admirable), nous sommes tenus de compter avec la Société. C’est le sort commun. M. Merdle est un des premiers banquiers de l’Angleterre, sa fortune et son influence sont très grandes, mais il n’en est pas moins obligé à… Taisez-vous, Jacquot. »

Le perroquet, en poussant un autre cri, avait complété la phrase d’une manière si expressive que Mme Merdle se dispensa de la terminer autrement.

« Puisque votre sœur désire que je profite de cette dernière entrevue, reprit la dame en s’adressant à la petite Dorrit, pour vous raconter les circonstances où elle a joué un rôle qui lui fait honneur, je ne saurais que m’empresser d’accéder à son désir. J’ai un fils (j’étais extrêmement jeune lorsque je me suis mariée pour la première fois) de vingt-deux ou vingt-trois ans… »

Fanny serra les lèvres et lança un coup d’œil presque triomphant à sa sœur.

« Un fils de vingt-deux ou vingt-trois ans. Il est un peu étourdi (c’est un défaut que la Société est habituée à tolérer chez les jeunes gens), et très impressionnable. Peut-être a-t-il hérité de moi ce malheureux défaut. Je suis moi-même d’une nature très impressionnable. La plus faible des créatures. Un rien m’attendrit. »

Elle prononça ces paroles (ainsi que toutes les autres paroles qu’elle prononçait) aussi froidement que l’aurait pu faire une femme de neige ; complétement oublieuse de la présence des deux sœurs, sauf à quelques rares intervalles, et ayant l’air d’adresser la parole à cette idée abstraite qui s’appelle la Société, en l’honneur de laquelle elle arrangeait aussi de temps en temps sa toilette ou sa pose.

« Mon fils est donc très impressionnable. Ce ne serait pas un malheur si nous vivions à l’état de nature, je n’en doute pas, mais nous vivons tout autrement. C’est fort regrettable, surtout pour moi qui serais un enfant de la nature si je pouvais seulement suivre mes inclinations ; la Société ne le veut pas, elle nous supprime et nous domine… Taisez-vous. »

Le perroquet, après avoir tordu plusieurs barreaux de sa cage