Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/283

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« M. Finching m’était si dévoué qu’il n’était heureux que près de moi, reprit Flora, quoiqu’il me soit impossible de dire combien de temps cela aurait duré si le fil de ses jours n’avait pas été tranché sitôt : car nous faisions encore balai neuf, un digne homme, pas poétique du tout ; c’était la prose après le roman. »

La petite Dorrit jeta encore un coup d’œil sur le portrait. L’artiste avait donné à M. Finching une tête qui, au point de vue intellectuel, eût été assez lourde pour faire ployer les épaules de Shakespeare.

« Cependant le roman, poursuivit Flora arrangeant à la hâte les rôties de la tante de M. Finching, ainsi que je l’ai franchement avoué à M. Finching lorsqu’il a demandé ma main ; car vous serez étonnée d’apprendre qu’il me l’a demandée sept fois, la première dans un fiacre, la seconde dans un bateau, la troisième dans une église, la quatrième sur un âne à Tunbridge-Wells, et les autres fois à genoux… le roman avait cessé d’exister pour moi depuis le départ d’Arthur, nos parents nous avaient séparés : nous en étions pétrifiés et la cruelle réalité avait usurpé le trône de la jeune poésie. M. Finching me dit alors… cela lui fait honneur… qu’il le savait et qu’il préférait même que ce fût comme cela ; le sort en fut donc jeté… je donnai ma parole ; et voilà la vie, ma chère, et on a beau dire, nous ployons, mais nous ne rompons pas : faites un bon déjeuner, je vous en prie, tandis que je vais passer chez la tante de M. Finching. »

Elle disparut, laissant la petite Dorrit deviner comme elle le pourrait le sens de ce torrent de paroles ; mais elle ne tarda pas à revenir et commença à déjeuner elle-même, en parlant tout le temps.

« Vous voyez, ma chère, dit-elle, mesurant une cuillerée ou deux d’un liquide brun qui sentait l’eau-de-vie, et le versant dans son thé, je suis obligée de me soigner et de suivre l’ordonnance de mon médecin, quoique le goût soit loin de m’en plaire ; mais je suis si faible depuis que j’ai perdu la santé dans ma jeunesse, à force de pleurer dans l’autre chambre quand on m’a séparée d’Arthur… Y a-t-il longtemps que vous le connaissez ? »

Dès que la petite Dorrit eut compris qu’on lui adressait une question (et cela exigea quelque temps, car elle avait beaucoup de peine à suivre la rapide éloquence de sa nouvelle protectrice), elle répondit qu’elle connaissait M. Clennam depuis le jour où il était revenu à Londres.

« En effet, vous ne pouvez certainement pas l’avoir connu avant, à moins d’avoir été en Chine, ou de vous être trouvée en correspondance avec lui ; mais ni l’un ni l’autre n’est probable, reprit Flora, car les voyageurs reviennent tous avec un teint plus ou moins acajou, et le vôtre est très-blanc. Quant à une correspondance, à quel propos vous seriez-vous écrit, comme de juste, à moins que ce ne fût pour lui demander de vous envoyer du thé ? Ainsi donc, c’est bien chez sa mère que vous l’avez d’abord connu…