Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’Anglaise si réservée releva la dernière remarque de. M. Meagles.

« Vous croyez donc qu’un prisonnier peut cesser jamais d’en vouloir aux murs de sa prison ? demanda-t-elle d’une voix lente et en appuyant sur chaque mot.

— C’est une simple hypothèse de ma part, mademoiselle Wade. Je ne prétends pas savoir au juste ce qu’éprouve un captif. C’est la première fois que je sors de prison.

— Mademoiselle doute, dit le monsieur français, employant la langue de son pays, qu’il soit si facile de pardonner ?

— Oui. »

Chérie fut obligée de traduire ce passage à M. Meagles, qui jamais, en aucun cas, n’apprenait un mot de la langue des pays qu’il visitait.

« Oh ! fit-il, vous m’étonnez. Mais c’est dommage, savez-vous ?

— De ne pas être crédule ? demanda Mlle Wade.

— Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai voulu dire. Vous tournez la question. C’est dommage de ne pas croire qu’il soit facile de pardonner.

— Mon expérience, répliqua tranquillement Mlle Wade, s’est chargée de corriger peu à peu mes croyances. C’est un progrès qui s’opère naturellement dans l’espèce humaine, à ce qu’on m’a dit.

— À la bonne heure ! Mais il n’est pas naturel de garder rancune, j’espère ? demanda gaiement M. Meagles.

— Si on m’avait enfermée dans une prison quelconque et que j’y eusse langui et souffert, j’aurais toujours cette prison en horreur, et je voudrais la brûler ou la raser à fleur de terre. Voilà tout ce que je sais.

— C’est un peu fort, n’est-ce pas, monsieur ? » dit M. Meagles, s’adressant au Français barbu. (C’était encore une des habitudes du père de Chérie, de parler à tous les étrangers un anglais pur sang, avec une parfaite conviction qu’ils étaient tenus de le comprendre de façon ou d’autre.) « Vous conviendrez que notre jolie compagne a des idées un peu absolues ?

Plaît-i’ ? » répliqua poliment le Français.

Sur ce, M. Meagles répondit, toujours en anglais et d’un ton très satisfait :

« Vous avez raison, monsieur. C’est aussi mon opinion. »

Le déjeuner commençant bientôt à devenir moins animé, M. Meagles fit un discours qui, pour un discours, fut assez sensé, assez court et très cordial. M. Meagles se contenta de demander :

« Puisque nous avons tous vécu en bonne intelligence depuis que le hasard nous a rassemblés, et que nous voilà sur le point de nous séparer, probablement pour ne plus nous rencontrer, que pourrions-nous faire de mieux que de nous dire adieu et de nous souhaiter bon voyage, en vidant chacun un verre de Champagne, à la ronde ? »

C’est ce que l’on fit, et après un échange général de poignées de main, la réunion se dispersa pour toujours.

La demoiselle solitaire n’avait pas ouvert la bouche. Elle se leva