Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/300

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— Mais vous n’avez jamais eu affaire, vous, à un démon caché sous la forme d’une créature humaine, remarqua M. Rugg avec un sourire et un geste significatifs ; remarquez-le bien, monsieur Chivery, un démon sous la forme d’une créature humaine !

— Non, certainement, monsieur, répliqua John, qui ajouta avec beaucoup de simplicité : j’en serais bien fâché.

— Ce sentiment, dit M. Rugg, est bien celui que je devais attendre des principes que je vous connais ; ma fille en serait vivement émue, monsieur, si elle vous entendait. Mais la voici qui apporte le gigot, je suis bien aise qu’elle ne vous ait pas entendu. Monsieur Pancks, pour aujourd’hui, veuillez vous asseoir en face de moi. Ma chère, mets-toi en face de M. Chivery… Pour ce que nous (et Mlle Dorrit) allons recevoir, grâces soient rendues au Seigneur ! »

Sans l’air de grave plaisanterie avec lequel M. Rugg avait prononcé ce bénédicité, on aurait pu croire que Mlle Dorrit devait assister à ce repas. Pancks accueillit cette saillie avec son ronflement habituel, comme il mangea avec sa maladresse ordinaire ; Mlle Rugg, peut-être pour se rattraper, ne ménagea pas le gigot, qui diminua rapidement et dont il ne resta bientôt plus que l’os. Le pudding ne tarda pas non plus à disparaître, et une notable quantité de fromage et de radis fut engloutie de la même façon ; puis vint le dessert.

Alors aussi, et avant qu’on entamât la bouteille de rhum, apparut le carnet de M. Pancks ; alors on procéda aux affaires d’une façon rapide, mais assez bizarre, qui avait tant soit peu l’air d’une conspiration. M. Pancks parcourut son carnet qui commençait à être plein, faisant de petits extraits qu’il écrivait sur des bouts de papier séparés sans quitter la table du festin, M. Rugg le regardant tout le temps avec beaucoup d’attention, et John laissant errer le plus faible de ses yeux dans le brouillard de la rêverie. Lorsque M. Pancks, qui jouait le rôle de chef des conspirateurs, eut complété ses extraits, il les collationna, les corrigea, serra son carnet, tenant ses notes dans sa main comme un joueur tient ses cartes.

« Pour commencer, nous avons un cimetière dans le Bedfordshire, dit Pancks. Qui est-ce qui en veut ?

— Je le prends, monsieur, si personne ne dit mot, » répliqua M. Rugg.

Pancks donna la carte à M. Rugg, puis consulta de nouveau son jeu.

« Maintenant, voici un renseignement à prendre à York, continua Pancks. Qui est-ce qui en veut ?

— York ne me va pas, dit M. Rugg.

— Dans ce cas, peut-être serez-vous assez bon pour vous en charger, John Chivery ? » poursuivit Pancks.

John ayant consenti, Pancks lui donna la carte et consulta encore une fois son jeu. « Et puis nous avons une église à Londres — autant vaut la