Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/301

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garder pour moi — et une Bible de famille : je la prends aussi ; cela fait deux pour moi. Deux pour moi, répéta Pancks, ronflant sur ses cartes. Voici un registre à Durham pour vous John, et un vieux marin de Dunstable pour vous, monsieur Rugg. Deux pour moi, n’est-ce pas ? Oui, deux pour moi. Voici encore une pierre tombale, ce qui fait trois pour moi. Et un enfant mort-né, ce qui fait quatre pour moi. Et maintenant, toutes mes cartes sont distribuées pour le moment. »

Lorsqu’il eut disposé de ses cartes, fort tranquillement et sans élever la voix, M. Pancks mit la main dans sa poche de côté et y prit un sac de toile, dont il tira d’une main économe deux petites sommes destinées aux frais de voyage.

« L’argent va vite, dit-il d’un ton inquiet, en poussant une de ces sommes vers M. Rugg et l’autre vers John.

— Tout ce que je puis vous dire, remarqua John, c’est que je regrette vivement de ne pas être assez riche pour payer moi-même mes frais de route et que vous ne jugiez pas à propos de me laisser le temps d’aller et de revenir à pied. Car rien ne me donnerait plus de satisfaction. »

Le désintéressement de ce jeune homme parut si ridicule aux yeux de Mlle Rugg qu’elle fut obligée de se retirer précipitamment et d’aller s’asseoir sur l’escalier jusqu’à ce qu’elle en eût ri à cœur joie. Cependant M. Pancks, après avoir contemplé John avec une nuance de compassion, tortilla lentement et d’un air rêveur le bout de son sac, comme s’il lui tordait le col. La demoiselle, étant rentrée au moment où il le remettait dans sa poche, mêla du grog au rhum pour toute la société, sans s’oublier elle-même, et donna à chacun son verre ; lorsque tout le monde fut servi, M. Rugg se leva et étendit silencieusement son bras armé d’un verre au-dessus de la table, invitant ainsi les autres à faire comme lui et à se livrer simultanément à un trinquement conspiratoire. La cérémonie fut imposante jusqu’à un certain point : elle l’eût même été jusqu’au bout, si Mlle Rugg, en portant son verre à ses lèvres et en jetant les yeux sur John, n’avait pas été prise d’un fou rire, rien que de penser au désintéressement comique de ce jeune niais ; sur quoi elle ne put s’empêcher d’éclabousser le voisinage, en soufflant comme un cachalot dans son verre de grog ; elle en fut elle-même toute confuse et se retira sur le coup.

Tel fut le mémorable dîner donné par Pancks dans son domicile de Pentonville ; telle était son existence active et mystérieuse. Les seuls moments de distraction où il parût oublier ses soucis et se récréer en allant quelque part ou en disant quelque chose sans avoir un but précis, étaient ceux où il semblait s’intéresser à l’étranger boiteux qui était venu s’installer dans la cour du Cœur-Saignant.

L’étranger, nommé Jean-Baptiste Cavaletto, on l’appelait Baptiste dans la cour, était un petit homme si gazouillant, si facile à vivre, si heureux, que l’attrait qu’il avait pour Pancks provenait