Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/321

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simples spectateurs… ceux que cela n’intéresse pas autant, vous savez. Néanmoins le bonheur ou le malheur de Chérie est une question de vie ou de mort pour nous ; et vous nous excuserez, je crois, d’y attacher une importance extrême. Dans tous les cas, Tattycoram n’aurait pas dû s’en fâcher. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Certainement, j’en suis tout à fait, répondit Clennam d’un ton qui annonçait qu’il était loin de trouver M. Meagles trop exigeant.

— Eh bien, pas du tout, monsieur, reprit celui-ci secouant tristement la tête. Elle n’a pas pu y tenir. Les colères et les emportements de cette fille, ses rages et ses boutades sont devenues telles que je lui ai redit vingt fois en passant auprès d’elle (et tout doucement) : « Vingt-cinq, Tattycoram, mon enfant ; comptez jusqu’à vingt-cinq. » Et plût à Dieu qu’elle n’eût fait que ça du matin au soir, la chose ne serait pas arrivée. »

M. Meagles, avec un visage abattu, où la bonté de son cœur était encore plus manifeste que dans ses moments de bonheur et de franche gaieté, se passa la main sur le visage depuis le front jusqu’au menton et secoua de nouveau la tête.

« Je disais à Mère (et c’était parfaitement inutile, car elle l’aurait bien pensé sans moi) : Nous sommes des gens pratiques, ma chère, et nous savons son histoire ; nous voyons dans cette malheureuse fille un reflet de ce qui a dû se passer dans le cœur de sa mère avant que cette infortunée vînt au monde ; nous serons indulgents, Mère, nous ne ferons pas attention à son vilain caractère pour le moment, ma chère, nous profiterons d’une occasion plus favorable pour raisonner avec elle, quand elle sera mieux disposée : de sorte que nous ne disions rien. Mais nous avions beau faire, il paraît que cela devait arriver ; un soir la bombe a éclaté tout à coup.

— Comment et pourquoi ?

— Si vous me demandez pourquoi, répliqua M. Meagles, un peu embarrassé par cette question, car il songeait bien plus à excuser Tattycoram qu’à prendre le parti de la famille, je ne puis que vous répéter ce que je disais à Mère. Si vous me demandez comment, je vais vous le raconter. Nous venions de dire bonsoir à Chérie (très-affectueusement, j’en conviens), et Tattycoram était remontée avec elle… Vous vous rappelez qu’elle était la femme de chambre de Chérie. Peut-être Chérie, nerveuse et agacée, se sera-t-elle montrée un peu plus exigeante que de coutume : encore ne sais-je pas si j’ai le droit de faire cette supposition ; car elle a toujours été prévenante et douce.

— La meilleure maîtresse du monde.

— Merci, Clennam, dit M. Meagles lui donnant une poignée de main ; vous les avez vues ensemble bien des fois… Mais revenons à mon histoire… Bientôt nous entendîmes cette infortunée Tattycoram élever la voix et parler d’un ton courroucé ; au moment où