Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/325

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leur donner à dîner. Sur les marches de chaque porte on voyait flâner des laquais au plumage éclatant et bi-colore, avec leurs têtes neigeuses, derniers représentants, à ce qu’on aurait pu croire, d’une race éteinte d’oiseaux monstrueux. On voyait des maîtres d’hôtel, personnages solitaires d’un aspect monacal, dont chacun paraissait en défiance de tous les autres maîtres d’hôtel. Les équipages étaient revenus du Park ; on commençait à allumer les réverbères ; et de méchants petits grooms portant les vêtements les plus serrés qu’il soit possible de voir et dont les jambes torses faisaient pendant avec leur esprit retors, se promenaient deux à deux d’un air indolent, mâchant des brins de paille et échangeant des secrets frauduleux. Les chiens danois, habitués à sortir avec les voitures comme inséparables de ces brillants équipages, avaient l’air de se faire prier pour sortir autrement et faisaient la grimace pour accompagner les valets dans leurs courses. Çà et là on apercevait une taverne discrète qui ne sollicitait pas ostensiblement le patronage du public dont elle pouvait se passer et où l’on ne recevait pas volontiers un gentleman qui n’aurait pas porté livrée.

Les deux amis en firent par eux-mêmes l’expérience, quand ils y entrèrent pour demander des renseignements. On n’avait jamais entendu parler, ni là, ni ailleurs, d’une demoiselle Wade qui aurait habité la rue que cherchaient MM. Meagles et Clennam. C’était une de ces rues parasites en question ; longue, étroite, régulière, sombre et triste ; un vrai tombeau de briques et de plâtre. Ils s’arrêtèrent devant plusieurs des petits jardinets qui séparent les maisons des trottoirs, et s’adressèrent à des domestiques qui montèrent du sous-sol d’un air ennuyé pour venir leur répondre, le menton appuyé sur le haut de la grille, qu’ils ne connaissaient cette demoiselle ni d’Ève ni d’Adam. Ils longèrent un côté de la rue, puis la redescendirent en longeant l’autre côté ; pendant ce dernier trajet, deux marchands de journaux criant une nouvelle surprenante qui n’était jamais arrivée et n’arriverait jamais, vinrent réveiller par leurs voix enrouées les échos des maisons désertes ; mais cet intermède ne provoqua aucun incident. Enfin Clennam et M. Meagles s’arrêtèrent de nouveau au coin par lequel ils avaient commencé leurs investigations, sans se trouver plus avancés qu’auparavant. Il existait, dans cette rue, une maison assez sale et apparemment inhabitée, car les affiches collées aux carreaux annonçaient qu’elle était à louer. Ces affiches, vu l’aspect lugubre et monotone du quartier, avaient presque l’air d’un ornement. Peut-être parce que cette maison l’avait frappé, peut-être parce que M. Meagles et lui avaient répété plusieurs fois en passant devant cette habitation : « Il est clair qu’elle ne demeure pas là, » Clennam proposa d’aller frapper à la porte avant de renoncer. M. Meagles y consentit, et ils retournèrent sur leurs pas.

Ils frappèrent une fois, et sonnèrent une autre fois sans obtenir de réponse.

« Il n’y a personne, dit M. Meagles, prêtant l’oreille.