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Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/34

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c’est elle qu’on dorlote et qu’on appelle petite Chérie ! Je déteste ce nom ! Je la déteste elle-même. Ils en font une sotte. Ils la gâtent. Elle ne pense qu’à elle ; elle ne pense pas plus à moi que si j’étais une borne ! »

Elle continua ainsi pendant quelque temps.

« Il faut avoir de la patience.

— Je ne veux pas en avoir !

— S’ils songent tant à leur propre bien-être, et ne se soucient que peu ou point du vôtre, il ne faut pas y faire attention.

— Je veux y faire attention !

— Chut ! un peu plus de prudence ; vous oubliez que votre sort dépend d’eux.

— Je me moque de cela. Je me sauverai. Je ferai quelque malheur. Je ne veux pas le souffrir ; je ne le pourrais pas d’ailleurs ; je sens bien que j’en mourrais. »

L’observatrice restait toujours immobile, la main posée sur sa poitrine, contemplant la servante comme un malade qui suit d’un œil curieux la dissection et l’explication d’un sujet mort du mal même dont il se sait atteint.

La jeune fille continua à s’emporter et à lutter de toute la force de sa jeunesse et de toute la plénitude de la vie ; mais ses exclamations irritées finirent enfin par dégénérer en murmures entrecoupés et plaintifs, comme si elle eût souffert de quelque mal. Peu à peu elle se laissa tomber sur une chaise, puis sur ses genoux, puis sur le parquet, à côté du lit, dont elle tira le couvre-pied à elle, en partie pour y cacher son visage honteux et ses cheveux humides, en partie, à ce qu’il semblait, pour le presser dans ses bras, plutôt que de n’avoir rien à serrer contre son sein repentant.

« Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Quand mon vilain caractère me revient, je suis comme une folle. Je sais que je pourrais me retenir, si j’essayais bien fort, et quelquefois j’essaye assez fort, mais d’autres fois je ne me retiens pas, et je ne veux pas me retenir. Tenez ! tout à l’heure, je savais que tout ce que je disais n’était que des mensonges. Je sais bien qu’ils sont persuadés que quelqu’un s’est occupé de moi dans l’hôtel, que j’ai tout ce qu’il me faut. Ils sont aussi bons qu’on peut l’être pour moi. Je les aime de tout mon cœur ; personne ne pourra jamais être meilleur pour un être ingrat qu’ils ne l’ont toujours été pour moi. Je vous en prie, je vous en prie, allez-vous-en, car j’ai peur de vous. J’ai peur de moi, lorsque je sens venir mes actes de rage ; eh bien ! J’ai peur aussi de vous. Allez-vous-en, et laissez-moi prier et pleurer à mon aise ! »

La journée se passa ; l’éblouissement universel s’effaça encore une fois, et la nuit brûlante s’abattit de nouveau sur Marseille, et à travers son obscurité la caravane du matin se dispersa complétement, chaque voyageur ayant pris son chemin réglé d’avance. Et c’est toujours ainsi que, jour et nuit, sous le soleil ou sous les étoiles, gravissant les collines poudreuses ou arpentant d’un pied