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LA PETITE DORRIT

fatigué les plaines sans fin, voyageant par terre ou voyageant par mer, allant et venant d’une façon bizarre, pour nous rencontrer et réagir les uns sur les autres, nous tous, tant que nous sommes, voyageurs infatigables, nous cheminons dans le pèlerinage de la vie.






CHAPITRE III.

Chez soi.


La scène se passe à Londres, par une soirée sombre, étouffante et comme moisie. Mille cloches agaçantes appellent les fidèles à l’église, sur tous les degrés de dissonance, en dièse et en bémol, folles et sonores, lentes et rapides, tirant toutes de hideux échos des amas de briques et de plâtre que l’on appelle des maisons. Mille rues attristées et repentantes, revêtues d’un cilice de suie, plongent dans un désespoir affreux l’âme des gens que l’ennui condamne à regarder par les fenêtres. Dans chaque rue, presque dans chaque allée, presque à chaque détour, quelque cloche désolée s’ébranle, s’agite par mouvements saccadés, et retentit comme si la peste avait envahi la ville et que les tombereaux fussent en tournée pour ramasser les morts. Tout ce qui eût pu fournir le moindre délassement à une population excédée de travail est verrouillé et enfermé à triple tour. Pas de tableaux, pas d’animaux inconnus, ni fleurs ni plantes rares, pas de merveille de l’ancien monde, soit naturelle, soit imitée. Tout est sanctifié avec une rigueur si éclairée, que les vilains dieux des mers du Sud renfermés dans le musée de Londres peuvent se figurer, si bon leur semble, qu’ils sont retournés à domicile. Rien à voir que des rues, des rues, des rues ! Rien à respirer que des rues, des rues, des rues ! Rien qui puisse changer un peu et rafraîchir l’esprit usé par la fatigue ! Le travailleur épuisé n’a qu’une seule manière d’employer son temps : c’est de comparer la monotonie de son jour de repos avec la monotonie des six jours précédents, de songer à la triste existence qu’il a menée, et de tirer de là la meilleure conclusion possible… ou la plus mauvaise, selon toute probabilité.

C’est à cet heureux moment, si propice aux intérêts de la religion et de la morale, que M. Arthur Clennam, récemment arrivé de Marseille par la route de Douvres, et déposé par la voiture de Douvres devant l’hôtel de la Fille aux yeux bleus, était assis à la croisée d’un café de Ludgate-Hill. Il se voyait entouré de dix mille maisons respectables, qui contemplaient les rues qu’elles formaient avec un regard aussi sombre que si chacune d’elles eût servi de domicile à ces dix jeunes gens des Mille et une Nuits qui, chaque