Aller au contenu

Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/362

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


302
LA PETITE DORRIT



CHAPITRE XXXI.

Un homme jaloux de sa dignité.


Il n’est guère de jour où le passant ne rencontre, dans les rues encombrées de notre métropole, un de ces vieillards ridés, maigres et jaunes, qu’on pourrait croire tombés des nues, si les nues ne se respectaient pas trop pour exporter de tels produits, qui se traînent à pas lents et d’un air effaré, comme troublés et effrayés par le bruit et le remue-ménage de la rue. Ce vieillard-là, quand on en rencontre un, est toujours un petit vieillard. Il a pu, jadis, être un grand vieillard, mais il s’est rétréci et transformé en petit vieillard ; si, par hasard, il était déjà d’avance petit, il est devenu plus petit encore. Son habit est d’une couleur et d’une coupe qui n’ont jamais été de mode à aucune époque, dans aucun pays. Il est clair que ce vêtement n’a pas été fait pour lui ni pour aucun autre mortel. Quelque entrepreneur, qui aura soumissionné cette fourniture, aura pris mesure sur le corps de la Destinée pour cinq mille habits conformes au modèle, et la Destinée aura prêté celui-là au vieillard en question. Cet uniforme est orné de grands boutons d’un métal terni, qui ne ressemblent en rien aux boutons de tout le monde. Notre vieillard porte un chapeau râpé, amolli sur les bords par les coups de pouce, mais trop endurci du reste pour jamais s’adapter à la forme de la pauvre tête qu’il a l’air de coiffer ; sa chemise de grosse toile et sa cravate d’étoffe non moins grossière n’ont pas plus d’individualité que l’habit ou le chapeau ; elles ont également l’air de ne pas lui appartenir… et de n’appartenir à personne. Et néanmoins ce vieillard porte cette toilette avec un air aussi gêné que s’il n’était pas accoutumé à pareille fête et qu’il se fût seulement bichonné de la sorte pour aller dans le monde : il faut donc croire qu’il passe la plupart de ses journées en robe de chambre et en bonnet de coton. Tel que le rat des champs, après une année de famine, va visiter le rat de ville et trotte timidement vers le logis de son hôte en traversant une cité de chats, tel ce vieillard s’en va par les rues.

Parfois, dans l’après-midi de quelque jour de fête, on le rencontre marchant d’un pas un peu plus infirme que de coutume, les yeux animés d’une lueur humide et marécageuse. C’est que le petit vieillard est ivre. Il faut très-peu de chose pour le mettre dans cet état ; une pinte de bière fera trébucher ses jambes peu solides. Quelque nouvelle connaissance (la plupart du temps une connaissance de rencontre) a voulu réchauffer la faiblesse du vieillard en le régalant d’un verre d’ale, et il s’ensuivra qu’on ne reverra point