Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/363

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

passer le vieillard de longtemps. Car ce petit vieillard rentre au dépôt de mendicité, et, même lorsqu’il se conduit bien, on ne le laisse sortir que fort rarement (à mon avis, on pourrait lui ouvrir les portes plus souvent, vu le peu d’années qu’il lui reste à se promener sous le soleil) ; et lorsqu’il se conduit mal, les régisseurs de la maison des pauvres l’enferment plus étroitement que jamais, dans un bosquet de cinquante-neuf vieillards non moins décrépits, qui s’empestent réciproquement d’une foule d’odeurs nauséabondes. Tel était le père de Mme Plornish, petit vieillard dont le gazouillement n’était pas plus fort que celui d’un oiseau râpé, qui avait été jadis dans ce qu’il appelait la reliure musicale, qui avait eu de grands malheurs et n’avait jamais réussi à faire son chemin, retombant toujours dans l’impasse de la pauvreté, et avait fini par se retirer, de son propre gré, dans le Workhouse[1], institué par acte du parlement pour remplir l’office du bon Samaritain du district (mais sans allouer les deux deniers mentionnés dans l’Évangile à chaque personne secourue, ce qui eût été une grave atteinte aux règles de l’économie politique), lors du règlement de cette saisie qui avait conduit M. Plornish à la prison de la Maréchaussée. Avant que les affaires de son gendre eussent pris une si mauvaise tournure, le vieux Naudy (on l’appelait toujours ainsi dans sa retraite légale : car pour les locataires de la cour du Cœur Saignant, c’était toujours le vieux monsieur Naudy) avait occupé une place au foyer et à la table des Plornish. Il comptait reconquérir sa position sous le toit domestique, dès que la fortune sourirait au maçon : mais il était bien décidé, tant qu’elle conserverait un visage revêche, à habiter le bosquet des petits vieillards, en communauté d’odeurs avec eux.

Mais Naudy avait beau être plus pauvre que Job, il avait beau porter la livrée du paupérisme et habiter le Workhouse, cela ne diminuait en rien l’admiration qu’il inspirait à Mme Plornish. Cette dame était aussi fière des talents paternels que si ces talents eussent fait de lui un lord chancelier. Elle avait une foi aussi vive dans la distinction et la convenance des manières paternelles que si elle eût eu affaire à un premier chambellan. Le pauvre vieux bonhomme savait quelques petites chansons insipides, depuis longtemps oubliées, à propos de blessures infligées par le fils de Vénus à Chloé, à Phyllis et au berger Corydon ; et Mme Plornish était convaincue qu’on n’entendait à l’Opéra aucune musique qui égalât les minces petits filets de voix qui s’échappaient en tremblotant des lèvres qui redisaient ces antiques refrains, comme aurait pu le faire une petite serinette usée et détraquée, mise en mouvement par un enfant à la mamelle.

À chaque jour de sortie (jour heureux, où l’on échappait à la perspective monotone de quarante-neuf vieillards tondus), c’était à la fois le bonheur et la désolation de Mme Plornish, lorsque

  1. Hospice des pauvres.