Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/120

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santes qui suivaient M. Merdle partout où il allait, et qu’on avait pris le parti d’étouffer faute de pouvoir y répondre.

En l’absence de Mme  Merdle, M. Merdle continuait à tenir sa maison ouverte afin que les flots de visiteurs puissent y aller et venir à leur gré. Quelques-uns de ces derniers ne se faisaient pas prier pour prendre possession de l’établissement. Trois ou quatre grandes dames pleines de vivacité et de distinction se disaient de temps en temps : « Allons donc dîner chez ce cher Merdle jeudi prochain. Qui inviterons-nous ? » Ce cher Merdle recevait des ordres en conséquence, se mettait lourdement à table, et, le repas terminé, se promenait lugubrement dans ses salons, sans qu’on fît autrement attention à sa présence, si ce n’est peut-être pour le regarder comme un trouble-fête.

Le maître d’hôtel, ce cauchemar du grand Merdle, ne se relâchait en rien de sa sévérité. Il surveillait les dîners donnés en l’absence de la Poitrine, comme il surveillait, quand elle était là, les repas que présidait cet ornement de la Société ; et son regard de basilic continuait à faire trembler M. Merdle. C’était un homme terrible que ce maître d’hôtel ; jamais il n’aurait souffert qu’on servît une once d’argenterie ou une bouteille de vin de moins qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas permis à M. Merdle de donner un dîner qui ne fût digne d’un maître d’hôtel comme lui. Avant tout, dans l’ordonnance d’un repas, il songeait à sa propre réputation. S’il plaisait aux convives de manger ce qu’on leur servait, il n’y trouvait pas à redire ; mais on ne le leur servait que pour maintenir son rang. Tandis qu’il se tenait debout auprès du buffet, il semblait dire :

« J’ai bien voulu accepter l’office de contempler tout ce qui est là devant moi, mais rien de moins. » S’il regrettait la Poitrine qui embellissait ordinairement la salle à manger de M. Merdle aux heures des repas, c’est parce qu’il se voyait par là privé temporairement, par des circonstances inévitables, d’une partie importante des ressources de son service : exactement comme il eût regretté un surtout ou un magnifique bassin à glace, pour frapper le champagne qu’on aurait envoyés chez le banquier de la famille.

M. Merdle envoya des invitations pour un dîner de Mollusques. Lord Décimus devait en être, ainsi que M. Tenace Mollusque et l’aimable petit Mollusque, attaché au secrétariat du ministère des Circonlocutions. Le cœur de ces Mollusques parlementaires, qui parcourent les provinces à la clôture de la chambre pour aller chanter les louanges de leur chef, devait également être représenté à ce festin politique. Cela fit beaucoup de bruit. M. Merdle allait s’allier au parti des Mollusques. Quelques délicates petites négociations avaient été entamées entre lui et le noble Décimus ; c’est le jeune et aimable Mollusque qui avait été l’entremetteur. M. Merdle s’était décidé à donner à la puissante coterie des Mollusques l’appui de sa grande probité et de sa grande fortune. Les mauvaises langues flairaient bien là-dessous quelque maquignonnage