Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/17

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demoiselle de l’être. Un intendant militaire de soixante ans, bien raide, et d’une sévérité proverbiale dans l’armée, s’était amouraché de la gravité avec laquelle cette demoiselle conduisait, à grandes guides, les convenances, à travers le dédale de la société provinciale, avait brigué, un peu tard, l’honneur de prendre place à côté d’elle sur le siège du froid équipage de cérémonie dont elle montait si bien l’attelage compliqué. Sa demande en mariage avait été acceptée, l’intendant militaire s’était installé derrière les convenances avec beaucoup de décorum, et Mme Général avait continué à conduire ses quatre coursiers jusqu’à la mort de l’intendant. Durant ce voyage conjugal, le vieux couple avait écrasé plusieurs maladroits qui leur avaient barré le chemin sur la route des convenances ; mais ils l’avaient fait toujours sans violer les règles de l’étiquette, et avec un sang-froid imperturbable.

L’intendant ayant été enseveli avec tous les honneurs dus à son rang, l’attelage tout entier des convenances… cela va sans dire… fut chargé de traîner à quatre le corbillard, dont chaque cheval portait des plumes noires et des housses de velours noir. Mme Général eut ensuite la curiosité de demander combien de métal et de poudre d’or le défunt avait laissé entre les mains de son banquier. On découvrit alors que feu l’intendant militaire avait abusé de l’innocence de sa future en lui cachant qu’il avait placé ses fonds en viager quelques années avant de se marier, se contentant d’accuser un revenu qui, disait-il vaguement, représentait l’intérêt de son argent. Mme Général trouva, par conséquent, sa fortune tellement diminuée que, si son esprit n’eût pas été aussi parfaitement dressé par une bonne éducation, elle aurait pu se sentir disposée à contester la vérité de cette partie de la liturgie funèbre, qui affirmait que feu l’intendant militaire n’avait rien pu emporter avec lui.

Dans cet état de choses, l’idée vint à Mme Général qu’elle pourrait occuper ses loisirs à former l’esprit et les manières de quelque jeune fille de qualité ; ou bien, qu’il ne serait pas au dessous d’elle d’atteler les convenances au char de quelque riche héritière ou de quelque veuve, pour devenir à la fois le cocher et le conducteur de ce véhicule dans ses pérégrinations à travers le dédale de la société. Lorsque Mme Général fit part de ce projet à ses amis cléricaux et militaires, ceux-ci applaudirent tellement que, sans le mérite incontestable de la dame, on aurait pu se figurer qu’ils n’avaient rien de plus pressé que de se voir débarrassés d’elle. Des certificats, qui donnaient Mme Général pour un prodige de piété, de savoir, de vertu et de bon ton, arrivèrent de tous les côtés, signés des noms les plus influents ; un vénérable archidiacre, entre autres, allait jusqu’à répandre des larmes, dans son certificat, en parlant des perfections de la veuve (à lui garanties par des personnes dignes de foi), bien qu’il n’eût jamais eu l’honneur ni la satisfaction morale de jeter de sa vie les yeux sur Mme Général.