Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/174

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laissée, descendait seule et errait parmi les ruines de l’ancienne Rome. Par je ne sais quelle transformation magique, les ruines du vaste amphithéâtre, des vieux temples, des arcs de triomphe, des routes romaines, des vieux tombeaux, sans cesser d’être ce qu’elles étaient, devenaient aussi à ses yeux les ruines de la vieille prison de la Maréchaussée, les ruines de sa vie d’autrefois, les ruines des visages et des formes qui la peuplaient naguère, les ruines de ses affections, de ses espérances, de ses soucis, de ses joies. Deux sphères ruinées d’activité et de souffrance posaient là devant la jeune fille, qu’on trouvait souvent assise sur quelque colonne tronquée ; et dans les endroits solitaires, sous le ciel bleu, elle les voyait toutes les deux ensemble.

Mais Mme Général était bientôt près d’elle pour décolorer tout, comme la nature et l’art lui avaient rendu ce service à elle-même : embellissant de prunes et de prismes le texte du digne M. Eustace, à chaque occasion qui se présentait ; cherchant partout M. Eustace et compagnie, et ne voyant jamais autre chose ; déterrant les os les plus secs de l’antiquité et les avalant tout d’un trait sans le moindre regret… comme une Goule en gants beurre frais.




CHAPITRE XVI.

Ça marche toujours.


Les jeunes époux, à leur arrivée dans Harley-Street, Cavendish-Square, Londres, furent reçus par le maître d’hôtel. Cet imposant serviteur ne s’intéressait pas du tout à eux ; mais, en somme, il voulut bien les souffrir. Il faut que l’on se marie, autrement on n’aurait pas besoin de maîtres d’hôtel. De même que les peuples sont faits pour avoir des taxes, de même les grandes familles sont faites pour avoir des maîtres d’hôtel. Celui de M. Merdle réfléchit comme de raison qu’il était dans la nature que la race des gens riches se perpétuât… à son profit.

Il daigna donc regarder la voiture de voyage du haut des marches de son vestibule, sans froncer les sourcils ; il poussa l’obligeance jusqu’à dire gentiment à un de ses gens : « Thomas, aidez à rentrer les bagages. » Il accompagna lui-même la mariée jusqu’au salon où l’attendait M. Merdle ; mais on doit regarder cette démarche active comme un hommage rendu au beau sexe (dont le maître d’hôtel était un des plus ardents admirateurs ; on le savait même épris des charmes d’une certaine duchesse), et non pas comme un précédent dont la famille pût se targuer.

M. Merdle se promenait d’un air timide devant sa cheminée,