Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/180

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Arrivé là, M. Merdle voulut à toute force continuer sa route à pied et laisser son pauvre équipage à la disposition de M. Dorrit. Le rêve devint donc de plus en plus enivrant, lorsqu’il sortit de la Banque seul et que les passants, à défaut de M. Merdle, le regardèrent, lui, et qu’il se figurait entendre, en éclaboussant les passants, les piétons s’écrier :

« Il faut que ce soit un grand personnage pour être l’ami de M. Merdle ! »

Ce jour-là, bien que ce fût un dîner improvisé, M. Dorrit rencontra une brillante société (composée de gens qui n’était pas formés de la même argile que le commun des mortels, mais d’une tout autre substance de première qualité, dont on ignore encore le nom) qui vint bénir le mariage de la fille de M. Dorrit. Et ce jour-là, la fille de M. Dorrit commença, pour tout de bon, à rivaliser avec cette femme qui n’était pas présente ; elle commença si bien, que M. Dorrit aurait presque juré, au besoin, que Mme Sparkler avait toujours été bercée sur les genoux d’une duchesse, et qu’elle n’avait seulement jamais entendu prononcer un mot aussi baroque que celui de Maréchaussée.

Le lendemain et le surlendemain, nouveaux dîners ornés de convives de plus en plus distingués. Les cartes de visite pleuvaient chez M. Dorrit comme les flocons de neige dans un orage de théâtre. L’honneur du Barreau, la Crème de l’Épiscopat, les hauts fonctionnaires de la Trésorerie, les membres du chœur parlementaire, tout le monde, en un mot, voulut faire et cultiver la connaissance de M. Dorrit, en sa qualité de parent et d’ami de l’illustre Merdle. Aux nombreux bureaux de M. Merdle dans la Cité, lorsque M. Dorrit s’y présentait pour affaires (et il s’y présentait assez souvent, car ses affaires allaient bon train), le nom de Dorrit servait de passeport pour arriver auprès du grand financier. De sorte que le rêve devenait plus enivrant d’heure en heure, à mesure que M. Dorrit comprenait mieux tout le chemin que cette alliance lui avait fait faire dans le monde.

Il y avait un revers aux rêves dorés de M. Dorrit. C’était l’allure du maître d’hôtel qui le chiffonnait. Ce magnifique serviteur, en surveillant officiellement les dîners, contemplait M. Dorrit d’une façon que celui-ci trouvait suspecte. Lorsque M. Dorrit traversait l’antichambre ou montait l’escalier, l’autre le poursuivait d’un regard fixe et terne qui n’était pas de son goût. Chaque fois que M. Dorrit portait son verre à ses lèvres, il apercevait à travers le cristal le maître d’hôtel qui le contemplait d’un air froid et lugubre. Il commença à craindre que ce vassal n’eût été lié avec quelques détenus et n’eût même été présenté dans le temps à leur Doyen. Il examina le maître d’hôtel aussi attentivement qu’il est permis d’examiner un pareil homme, mais il ne se rappela pas l’avoir jamais vu ailleurs. Enfin il se sentit tout disposé à croire que cet homme n’avait pas la bosse du respect, qu’il lui manquait le sens moral de la servilité. Mais cette pensée ne lui apporta aucun sou-