Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/219

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« Cet homme n’était-il pas le compagnon de choix de votre cher ami Henry Gowan ? Pourquoi donc ne priez-vous pas votre cher ami de venir à votre aide ? »

Clennam allait nier que Gowan fût son cher ami, mais le souvenir de ses luttes et de ses résolutions d’autrefois le retint ; il répondit :

« M. Gowan n’a pas revu Blandois depuis le départ de cet étranger pour l’Angleterre, il n’en sait pas davantage sur son compte. Blandois n’est d’ailleurs qu’une simple connaissance de rencontre faite en voyage.

— Une simple connaissance de rencontre, faite en voyage ! répéta Mlle  Wade. Oui, votre cher ami a grand besoin de faire de nouvelles connaissances, afin de se divertir, grâce à la femme insipide qu’il a épousée. Je hais sa femme, monsieur. »

La colère avec laquelle Mlle  Wade prononça ses paroles, colère bien remarquable chez une femme qui savait si bien se posséder, attira l’attention d’Arthur, et le tint cloué à sa place. La haine brillait dans les yeux noirs fixés sur lui, tremblait au coin des narines, et semblait embraser le souffle de Mlle  Wade, dont les traits, d’ailleurs, n’avaient rien perdu de leur sérénité dédaigneuse, et qui conservait autant de calme et de grâce hautaine que si elle eût été complétement indifférente au fond.

« Tout ce que je puis dire à cela, mademoiselle Wade, remarqua Clennam, c’est que vous entretenez là, bien gratuitement, un sentiment que personne, à mon avis, ne saurait partager.

— Vous pouvez demander à votre cher ami, si cela vous plaît, quelle est son opinion à cet égard.

— Je ne suis pas assez intime avec mon cher ami, répondit Arthur en dépit de la détermination qu’il avait prise d’abord, pour me permettre de traiter avec lui un pareil sujet d’entretien.

— Je le hais : plus encore que sa femme, parce que jadis j’ai été assez dupe, assez traître envers moi-même, pour l’aimer… ou peu s’en faut. Vous ne m’avez vue, monsieur, que dans des circonstances ordinaires, et sans doute, vous m’avez prise pour une femme ordinaire, un peu plus volontaire seulement que les autres. Vous ne savez pas ce que j’entends par haïr, si vous ne me connaissez pas mieux que cela ; vous ne pouvez pas le savoir, à moins de savoir aussi avec quel soin je me suis étudiée moi-même, avec quel soin j’ai étudié tous ceux qui m’entourent. Voilà pourquoi je désire, depuis quelque temps, vous raconter ma vie… non pas afin d’obtenir votre estime, car je m’en soucie fort peu ; mais afin de vous faire comprendre, lorsque vous songerez à votre cher ami et à sa chère épouse, ce que j’entends par le mot haïr. Voulez-vous que je vous remette quelques pages que j’ai écrites et mises de côté à votre intention, ou dois-je les garder ? »

Arthur la pria de les lui donner. Elle s’approcha du secrétaire, l’ouvrit et prit dans un tiroir plusieurs feuilles pliées d’avance. Sans chercher le moins du monde à se concilier Arthur, mais pa-