Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/218

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qu’il avait abordé le premier. Il n’était pas dans la nature de Mlle  Wade de chercher à l’épargner ; elle n’éprouvait pas le moindre remords de lui causer cette peine.

« Je vous l’avouerai bien volontiers, s’écria-t-elle, cet homme est un misérable, un être vil et mercenaire, que j’ai rencontré pour la première fois rôdant à la poursuite de quelque proie en Italie, où j’étais il n’y a pas bien longtemps, et c’est là que j’ai acheté ses services, trouvant en lui un instrument commode pour certain but que j’avais en vue. Bref, je jugeai à propos, pour mon bon plaisir… pour la satisfaction d’un sentiment très-vif… de prendre un espion à mes gages. J’ai employé ce Blandois. Et je suis persuadée que, si j’avais eu besoin de lui proposer un pareil marché, et le moyen de le payer assez cher ; s’il avait pu, de son côté, faire le coup dans l’ombre, sans courir de risques, il n’aurait pas fait plus de difficultés pour assassiner quelqu’un, qu’il n’en a fait pour accepter mon argent. C’est là, du moins, l’opinion que j’ai de lui, et je vois que c’est à peu près la vôtre. Madame votre mère, je le présume, car il m’est permis de faire comme vous des suppositions hasardées, professe sur lui une opinion contraire ?

— J’ai oublié de vous dire, reprit Clennam, que ma mère a été mise en rapport avec lui, par de malheureuses affaires commerciales.

— Il fallait bien, en effet, que ce fussent de malheureuses affaires qui la missent en rapport avec lui, répondit Mlle  Wade, car l’heure indue à laquelle elle a reçu ce client n’est pas une heure de commerce.

— Vous supposez donc, dit Arthur, blessé par ces froides insinuations dont il avait déjà senti toute la force, qu’il y avait quelque chose…

— Monsieur Clennam, répliqua Mlle  Wade avec beaucoup de sang-froid, veuillez vous rappeler que je ne suppose rien au sujet de cet homme. J’affirme, sans détour, que c’est un misérable prêt à tout faire pour de l’argent. Je présume que, lorsqu’un individu de ce genre va quelque part, c’est qu’on y a besoin de lui. Si je n’avais pas eu besoin de lui, vous ne nous auriez pas rencontrés ensemble. »

Torturé par cette persistance de Mlle  Wade à lui tenir toujours sous les yeux le triste soupçon dont l’ombre avait déjà traversé son âme, Clennam resta silencieux.

« Notez bien, ajouta-t-elle, que je vous en parle ainsi, dans la supposition qu’il est encore de ce monde, car ce n’est qu’une supposition, et il peut tout aussi bien en avoir disparu, sans que j’en sache rien, ou même sans que je m’en soucie. Je n’ai plus besoin de lui. »

Arthur se leva lentement avec un profond soupir et d’un air découragé. Mlle  Wade resta assise ; mais elle dit, après avoir lancé au visiteur un regard soupçonneux et en serrant les lèvres avec une expression de colère :