Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/261

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vois tous les jours, » convenaient eux-mêmes du plaisir qu’on avait à le voir. Partout où il allait, on était sûr au moins de trouver quelque chose de réel. Et un demi-grain de réalité, ainsi qu’une faible dose d’autres produits naturels également rares, suffit pour donner de la saveur à une énorme quantité de liquide délayant.

Aussi, aux petits dîners du médecin, les convives se montraient-ils sous un jour moins artificiel que partout ailleurs. Ils se disaient, peut-être sans le savoir :

« Voici un homme qui nous connaît en réalité pour ce que nous sommes, qui pénètre chaque jour chez nous quand nous n’avons encore ni fard ni perruque, qui entend nos divagations, qui lit nos véritables sentiments sur nos traits, lorsque nous n’exerçons plus aucun contrôle sur notre esprit ni sur notre physionomie. Nous ferons donc aussi bien chez lui de nous rapprocher un peu de la réalité, car il nous a devinés, et nous ne sommes pas de force à lutter contre lui. »

Les convives du docteur devenaient donc presque naturels en prenant place autour de sa table.

La connaissance que l’Honneur du barreau avait de cette masse de jurés, qu’on nomme l’humanité, était aussi pénétrante qu’un rasoir ; mais, en général le rasoir est un instrument assez difficile à manier, et le simple et brillant scalpel du docteur était d’un usage bien plus général. L’Honneur du barreau connaissait à fond et la bêtise, et la fourberie, et la friponnerie des hommes ; mais s’il avait accompagné le docteur dans ses visites, il en aurait su plus long en huit jours de temps sur leurs tendresses et leurs dévouements, qu’en siégeant trois quarts de siècle dans toutes les cours et toutes les assises du pays. L’Honneur du barreau soupçonnait vaguement ce genre de supériorité, et peut-être y songeait-il avec plaisir (car, si le monde n’était en effet qu’un vaste tribunal, la trompette des vacances éternelles ne saurait sonner trop tôt). Il avait donc pour le docteur tout autant de sympathie et de respect que les autres.

L’absence de M. Merdle laissa son siège vide à ce dîner ; mais comme il serait resté aussi muet que le spectre de Banquo s’il s’était trouvé au rendez-vous, on ne perdit pas grand’chose à ne pas l’avoir. L’Honneur du barreau, qui continuait à becqueter par-ci, par-là, dans Westminster-Hall, des petits bouts de renseignements dépareillés, à peu près comme eût fait un corbeau qui aurait passé son temps dans ce temple de la chicane, avait récemment ramassé pas mal de vagues rumeurs qu’il s’empressait de laisser échapper de son bec pour essayer de quel côté tournait le vent de la pairie Merdle. Il échangea quelques paroles avec Mme Merdle à ce sujet, se glissant vers cette dame avec son plus beau salut, comme on pense bien, à l’usage des grands jurys, et son binocle persuasif.

« Depuis quelque temps, commença l’Honneur du barreau, je connais un oiseau (et à l’air malicieux qu’il se donna, on devait croire que ce ne pouvait être qu’une pie) qui est venu nous conter