Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/61

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— Oh ! ne le punissez plus, je vous en prie s’écria la petite Dorrit. Ne lui faites pas de mal. Voyez comme il est doux ! »

À sa prière, Gowan épargne Lion, qui méritait bien qu’elle intercéda en sa faveur, car il eût été impossible de trouver un chien plus soumis, plus repentant et plus misérable.

Il n’était pas facile de se remettre de l’émotion causée par cet incident et d’ôter à la visite un air de contrainte, quand même la présence de Fanny n’eût pas contribué (dans les circonstances les plus favorables) à jeter un peu de glace sur la conversation. Dans le peu de paroles échangées avant le départ des deux sœurs, la petite Dorrit crut deviner que Gowan, même dans ses moments d’effusion traitait trop sa femme comme on traite une jolie enfant. Il semblait si peu soupçonner les sentiments profonds cachés à la surface, qu’elle douta qu’il eût lui-même des sentiments bien profonds. Elle se demanda si la frivolité de l’artiste ne provenait pas de l’absence de ces sentiments, et s’il n’en était pas des hommes comme des navires, lesquels, dans une mer peu profonde, où le roc est à fleur de terre, ne peuvent pas faire mordre leur ancre et s’en vont à la dérive.

Il les accompagna jusqu’au bas de l’escalier, s’excusant sur un ton de plaisanterie du modeste logis dont un pauvre diable de son espèce était obligé de se contenter, et remarquant que, si les hauts et puissants Mollusques (qui rougissaient affreusement de voir un de leurs parents dans un pareil trou) jugeaient à propos de lui offrir un domicile plus convenable, il s’empresserait de s’installer pour leur faire plaisir. Au bord de l’eau, les dames reçurent les salutations de Blandois, qui était resté fort pâle depuis sa récente aventure, mais qui eut l’air néanmoins de n’y attacher aucune importance et se mit à rire lorsqu’on lui parla de Lion.

Laissant les deux amis sous la petite vigne de la chaussée dont Gowan faisait tomber en se jouant les feuilles dans l’eau, tandis que Blandois allumait une cigarette, les deux sœurs s’éloignèrent en grande cérémonie, comme elles étaient venues. Il y avait à peine quelques minutes que leur gondole glissait sur l’eau, lorsque la petite Dorrit s’aperçut que Fanny se donnait des airs plus superbes que la circonstance ne paraissait l’exiger ; elle regarda autour d’elle, à travers la fenêtre et la porte de la gondole, pour en découvrir la cause et vit qu’une autre gondole les suivait.

Cette gondole trouvait des moyens pleins d’artifices pour varier sa poursuite ; s’élançant parfois en avant, puis s’arrêtant pour les laisser passer ; d’autres fois, lorsque la route était assez large, marchant de conserve avec elles ; d’autres fois suivant à l’arrière de façon à toucher la barque des deux sœurs. Comme peu à peu Fanny écarta toute réserve et laissa voir qu’elle faisait des minauderies à l’adresse de la personne cachée dans le mystérieux canot, qu’elle affectait cependant de ne pas voir, la petite Dorrit demanda enfin :

« Qui est-ce donc ?

— Tu sais bien… cette buse, répondit Mlle  Fanny.