Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/8

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— Oui, monsieur, cette dame est la femme de mon ami.

— Elle est fort jolie.

— Monsieur, elle est d’une beauté sans pareille. Il n’y a pas un an qu’ils sont mariés. Ce voyage est à la fois un voyage de lune de miel et un voyage artistique.

— Votre ami est artiste, monsieur ? »

L’interlocuteur répondit en baisant le bout des doigts de sa main droite et en envoyant le baiser au ciel à bras tendu, comme pour vouer son ami aux puissances célestes en sa qualité d’artiste immortel.

« Ce qui ne l’empêche pas d’être un homme de bonne famille ajouta-t-il. Ses relations sont des plus distinguées. Ce n’est pas un simple artiste, c’est aussi un homme de haute lignée. Il se peut qu’il ait repoussé ses parents par orgueil, par vivacité, par esprit sarcastique, je veux bien aller jusque-là ; mais ce n’en sont pas moins ses parents. C’est ce que j’ai entrevu clairement à la lueur de quelques étincelles qui ont jailli naturellement de notre intimité.

— Dans tous les cas, dit le gentleman à l’air superbe, comme pour couper court à ce sujet de conversation, j’espère que l’indisposition de cette dame ne sera rien.

— Monsieur, je l’espère comme vous.

— Un peu de fatigue, sans doute.

— Il y a quelque chose de plus, monsieur ; car ce matin la mule de la dame ayant fait un faux pas, elle est tombée de sa selle ; tombée fort légèrement, puisqu’elle a pu se relever toute seule et nous devancer en riant ; mais plus tard elle s’est plainte d’une douleur au côté, et elle en a parlé plus d’une fois quand nous suivions les montagnes. »

Le voyageur à la suite nombreuse, dont l’affabilité ne dégénérait pas en familiarité, pensa qu’il avait montré assez de condescendance comme cela. Il ne parla plus et le silence régna dans la salle jusqu’au moment où le souper fut servi.

Avec le souper arriva un des jeunes moines (il ne paraissait pas y avoir de vieux moines dans le couvent) qui présida au repas. Le souper ressemblait à celui de la plupart des hôtels de la Suisse, et un bon vin rouge, récolté par le couvent dans un climat moins ingrat ne fit pas défaut. L’artiste vint tout tranquillement prendre sa place à table au moment où les autres convives s’asseyaient, sans avoir l’air de se rappeler le moins du monde sa récente escarmouche avec le voyageur si admirablement équipé.

« Mon père, demanda-t-il à l’hôte pendant qu’on servait la soupe, votre couvent possède-t-il encore un grand nombre de ses fameux chiens ?

— Monsieur, il nous en reste trois.

— Je viens d’en voir trois dans la galerie d’en bas. Ce sont sans doute les trois dont vous parlez ? »

L’hôte, jeune homme élancé, aux yeux brillants et aux manières polies, vêtu d’un froc noir traversé par des bandes blanches qui