Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/94

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— Vous ne voulez pas dire Tatty…

— … coram ? mais si ! interrompit Mme  Tickit, achevant du coup sa confidence.

— Où cela ?

— Monsieur Clennam, répliqua Mme  Tickit, j’avais les yeux un peu appesantis, sans doute pour avoir attendu un peu plus longtemps que d’habitude mon thé que Marie-Jeanne était en train de préparer. Je ne dormais pas. On ne peut même pas dire que je sommeillais. Ce serait plutôt ce qu’on appelle veiller les yeux fermés. »

Sans demander une explication plus détaillée de cette situation anormale si curieuse Clennam se contenta de dire :

« Je comprends. Et après ?

— Après, monsieur ? continua Mme  Tickit, je pensais à une chose ou à une autre. Absolument comme vous pourriez le faire vous-même : comme le premier venu pourrait le faire.

— Précisément. Ensuite ?

— Et je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Clennam, que, quand je me mets à songer à une chose ou à une autre, poursuivit Mme  Tickit, je pense à la famille. Car, Dieu merci ! continua-t-elle, en prenant un air d’argumentation philosophique, nos pensées ont beau s’égarer, elles roulent plus ou moins sur ce qui nous trotte dans la tête, bon gré mal gré, monsieur, et personne ne peut les en empêcher. »

Arthur reconnut par un signe de tête la vérité de cette découverte.

« Vous savez cela par vous-même, monsieur, j’ose le dire, reprit Mme  Tickit ; nous le savons tous par nous-mêmes. Ce n’est pas notre position dans le monde qui peut rien changer à cela, monsieur Clennam : les pensées sont libres… J’étais donc en train de penser à une chose ou à une autre, et surtout à la famille ; non pas à la famille d’aujourd’hui seulement, mais à celle d’autrefois. Car à mon avis, dès qu’on se met à penser à une chose ou à une autre, il semble que le jour commence à baisser dans l’intelligence, et, comme on n’y voit plus clair, tous les temps semblent présents, et il faut du temps quand on sort de cet état-là pour réfléchir et savoir où on en est. »

Arthur fit encore un signe de tête ; il se serait bien gardé de prononcer une parole, de peur de fournir à Mme  Tickit une nouvelle occasion de faire montre de ses facultés conversatives.

« Par conséquent, ajouta Mme  Tickit, lorsque j’ouvris les paupières et que je la vis regardant en chair et en os à travers la grille, je les refermai sans seulement tressaillir ; car elle se trouvait là juste au moment où, dans ma pensée, elle appartenait à la maison comme vous et moi, de sorte que je n’avais pas songé alors qu’elle s’était sauvée. Mais, monsieur, lorsque je rouvris les paupières une seconde fois, et que je vis qu’elle n’était pas là, j’eus de suite la chair de poule, et je me levai d’un bond.