Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/95

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— Et vous avez couru dehors ?

— Aussi vite que mes pieds ont pu me porter ; mais, vous me croirez si vous voulez, monsieur Clennam, on n’apercevait pas même dans toute la vaste étendue du ciel, le petit doigt de cette jeunesse. »

Arthur, passant naturellement sur l’absence de cette constellation d’un nouveau genre, demanda à Mme  Tickit si elle avait elle-même franchi la grille ?

« Je suis sortie, je suis revenue, je suis allée de tous les côtés, répondit la dame, et pas la moindre trace de Tattycoram. »

Il demanda ensuite à Mme  Tickit combien elle supposait que s’était écoulé de temps entre les deux élévations de paupières dont elle avait parlé. Mme  Tickit, bien qu’elle fît à cette question une réponse minutieuse et circonstanciée, hésitait entre cinq secondes et dix minutes. Il paraissait si évident qu’elle ne savait à quoi s’en tenir à cet égard, et qu’elle avait été réveillée en sursaut, que Clennam était disposé à regarder toute cette vision comme un rêve. Sans blesser la susceptibilité de Mme  Tickit en lui confiant cette solution incivile du grand mystère qui la troublait, il se contenta de garder son incrédulité pour lui, et c’est probablement ce qu’il aurait fait jusqu’à la fin de ses jours sans une circonstance qui vint le faire changer d’avis.

Il descendait le Strand à la nuit tombante, précédé par l’allumeur de réverbères, à l’approche duquel les lanternes ternies par le brouillard s’illuminaient l’une après l’autre comme autant de tournesols qui se seraient épanouis tout d’un coup, lorsqu’une file de voitures chargées de charbon et venant d’un des entrepôts du quai obligea les piétons à s’arrêter un instant sur le trottoir. Clennam, qui avait marché assez vite, s’abandonnait au courant de quelque rêverie, et la brusque interruption apportée à cette double opération de son esprit et de ses pieds, fit qu’il regarda autour de lui d’un air ébahi, ainsi qu’il arrive à la plupart des gens en pareille circonstance.

Il aperçut alors devant lui (il se trouvait séparé d’eux par quelques passants, mais pas assez néanmoins pour qu’il ne pût pas, s’il avait voulu, les toucher en allongeant le bras)… Tattycoram avec un inconnu d’un aspect assez remarquable. C’était un homme à l’air fanfaron, au grand nez recourbé, dont la moustache noire, était aussi fausse de ton que ses yeux étaient faux d’expression ; à sa manière de draper son lourd manteau, il était facile de reconnaître un étranger. Sa toilette annonçait un voyageur, et il paraissait n’avoir rejoint la jeune fille que depuis quelques instants. Tandis qu’il se penchait, (car il était beaucoup plus grand que Tattycoram) pour écouter ce qu’elle lui disait, il regardait derrière lui de l’air soupçonneux d’un homme qui est accoutumé à craindre d’avoir quelqu’un à ses trousses. Ce fut ainsi que Clennam aperçut son visage, au moment où les yeux de l’inconnu parcouraient la foule des piétons sans s’arrêter plutôt sur lui que sur tout autre passant.