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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/170

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finissais toujours, d’une manière ou d’une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu’un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l’eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l’étrange maison et l’étrange vie qu’on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.

Un dimanche que j’avais donné congé à Joe, parce qu’il semblait avoir pris le parti d’être plus stupide encore que d’habitude, pendant qu’il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j’étais couché sur le tertre d’une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l’image de miss Havisham et celle d’Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l’eau, je résolus enfin d’émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête :

« Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham ?

— Et pourquoi, mon petit Pip ? dit Joe après réflexion.

— Pourquoi, Joe ?… Pourquoi rend-on des visites ?

— Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui… dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d’elle.

— Mais, ne pourrais-je lui dire que je n’ai besoin de rien… que je n’attends rien d’elle.

— Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe ; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire. »

Joe sentit comme moi qu’il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de