Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/18

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remplaçait pas le savon par une râpe à muscade. C’était une femme grande et osseuse ; elle ne quittait presque jamais un tablier de toile grossière, attaché par derrière à l’aide de deux cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d’épingles et d’aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n’ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait absolument le porter, elle ne l’aurait pas changé, au moins une fois par jour.

La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme l’étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences ; aussi, à peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l’eus-je aperçu dans le coin de la cheminée, qu’il me dit :

« Mrs  Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip ; et elle est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de boulanger.

— Vraiment ?

— Oui, mon petit Pip, dit Joe ; et ce qu’il y a de pire pour toi, c’est qu’elle a pris Tickler avec elle. »

À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l’unique bouton de mon gilet et, d’un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon pauvre corps.

« Elle se levait sans cesse, dit Joe ; elle parlait à Tickler, puis elle s’est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse », ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le poker.