Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/182

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m’étais arrêté un instant dans l’espoir qu’il passerait de la compagnie.

— Vous êtes en retard ? » dis-je.

Orlick répondit naturellement :

« Et vous, vous n’êtes pas en avance.

— Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous avons passé une soirée littéraire très-agréable, M. Orlick. »

Orlick grogna comme un homme qui n’a rien à dire à cela, et nous continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s’il avait passé tout son congé en ville.

« Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens ! voilà qu’on tire encore le canon.

— Aux pontons ? dis-je.

— Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis la brune ; vous allez les entendre tout à l’heure. »

En effet, nous n’avions fait que quelques pas quand le boum ! bien connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment le long des bas côtés de la rivière, comme s’il eût poursuivi et atteint les fugitifs.

« Une fameuse nuit pour se donner de l’air ! dit Orlick. Il faudrait être bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit. »

Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, comme l’oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très-sombre, très-mouillé et très-crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait sourdement le