Aller au contenu

Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon pantalon.

Joe paraissait évidemment mal à l’aise de ce qu’il supposait être un manque d’appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des bouchées qu’il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d’une dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s’aperçut que ma tartine avait disparu.

L’étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour échapper à l’observation de ma sœur.

— Qu’y a-t-il encore ? dit-elle en posant sa tasse sur la table.

— Oh ! oh ! murmurait Joe, en secouant la tête d’un air de sérieuse remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne passera pas, tu n’as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami !

— Qu’est-ce qu’il y a encore, voyons ? répéta ma sœur avec plus d’aigreur que la première fois.

— Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami ! dit Joe. Certainement chacun mange comme il l’entend, mais encore, ta santé !… ta santé !… »

À ce moment, ma sœur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête contre le mur, pendant qu’assis dans mon coin je les considérais d’un air vraiment piteux.

« Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu’il y a, gros niais que tu es ! » dit ma sœur hors d’haleine.