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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/23

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Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, puis il me regarda de nouveau :

« Tu sais, mon petit Pip, dit-il d’un ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi ; mais faire un pareil coup… »

Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi ; puis il reprit :

« Avaler un pareil morceau d’un seul coup !

— Il a avalé tout son pain, n’est-ce pas ? s’écria ma sœur.

— Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que j’ai avalé aussi, moi qui te parle… et souvent encore… quand j’avais ton âge, et j’ai vu bien des avaleurs, mais je n’ai jamais vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m’étonne que tu n’en sois pas mort ; c’est par une permission du bon Dieu ! »

Ma sœur s’élança sur moi, me prit par les cheveux et m’adressa ces paroles terribles :

« Arrive, mauvais garnement, qu’on te soigne ! »

Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l’eau de goudron, comme un remède très-efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans son armoire une certaine provision, croyant qu’elle avait d’autant plus de vertu qu’elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet élixir m’avait été administré comme un excellent fortifiant ; je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de sortie. Ce soir-là, l’urgence du cas