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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/34

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prendre une pauvre vermine comme moi, près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis. »

Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d’une pendule qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.

Touché de sa désolation, et voyant qu’il revenait toujours au pâté de préférence, je m’enhardis assez pour lui dire :

« Je suis bien aise que vous le trouviez bon.

— Est-ce toi qui as parlé ?

— Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon.

— Merci, mon garçon, je le trouve excellent. »

Je m’étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions à la maison, et je remarquai qu’il y avait une similitude frappante dans la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des coups de dent secs comme le chien ; il avalait, ou plutôt il happait d’énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et d’autres en mangeant, comme s’il eût craint que, de toutes les directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si quelqu’un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce quelqu’un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire le chien, en pareille circonstance.

« Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après un silence pendant lequel j’avais hésité à faire cette observation : il n’en reste plus à l’endroit où j’ai pris celui-ci.

— Lui en laisser ?… À qui ?… dit mon ami, en s’arrêtant sur un morceau de croûte.

— Au jeune homme. À celui dont vous m’avez parlé. À celui qui se cache avec vous.