Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/36

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s’avancer en ordre, ces damnés, en piétinant, piétinant… j’en ai vu cent… et comme ils tiraient !… Oui, j’ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme par enchantement, faire place au jour !… Mais cet homme ; il avait dit tout le reste comme s’il eût oublié ma réponse ; as-tu remarqué quelque chose de particulier en lui ?

— Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j’avais remarqué cette particularité.

— Ici, n’est-ce pas ? s’écria l’homme, en frappant sa joue gauche, sans miséricorde, avec le plat de la main.

— Oui… là !

— Où est-il ? »

En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu de nourriture qui restait.

« Montre-moi le chemin qu’il a pris, je le tuerai comme un chien ! Maudit fer, qui m’empêche de marcher ! Passe-moi la lime, mon garçon. »

Je lui indiquai la direction que l’autre avait prise, à travers le brouillard. Il regarda un instant, puis il s’assit sur le bord de l’herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, sans s’inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure qui saignait et qu’il traitait aussi brutalement que si elle eût été aussi dépourvue de sensibilité qu’une lime. Je recommençais à avoir peur de lui, maintenant que je le voyais s’animer de cette façon ; de plus j’étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui dis donc qu’il me fallait partir ; mais il n’y fit pas attention, et je pensai que ce que j’avais de mieux à faire était de m’éloigner. La dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quel-