Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/362

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maison pour me donner à manger et à boire, et elle me répondit :

« Je ne m’en souviens pas.

— Vous ne vous souvenez pas de m’avoir fait pleurer ? dis-je.

— Non, » fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d’elle.

Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l’on puisse verser.

« Vous savez, dit Estelle, d’un air de condescendance qu’une belle et ravissante femme peut seule prendre, que je n’ai pas de cœur… si cela peut avoir quelque rapport avec ma mémoire. »

Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais la liberté d’en douter… que je savais le contraire… qu’il était impossible qu’une telle beauté n’ait pas de cœur…

« Oh ! j’ai un cœur qu’on peut poignarder ou percer de balles, sans doute, dit Estelle, et il va sans dire que s’il cessait de battre, je cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire : je n’ai pas la moindre douceur à cet endroit-là. Non ; la sympathie, le sentiment, autant d’absurdités selon moi. »

Qu’était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu’elle se tenait immobile à côté de moi et qu’elle me regardait avec attention ? Était-ce quelque chose qui m’avait frappé chez miss Havisham ? Dans quelques-uns de ses regards, dans quelques-uns de ses gestes, il y avait une légère ressemblance avec miss Havisham ; c’était cette ressemblance qu’on remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils