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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/361

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C’est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me donnait l’air d’un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme tel.

« En changeant de position pour le présent et l’avenir, vous avez changé de camarades ? dit Estelle.

— Naturellement, dis-je.

— Et nécessairement, ajouta-t-elle d’un ton fier, ceux qui vous convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus aujourd’hui ? »

En conscience, je doute fort qu’il me restât en ce moment la plus légère intention d’aller voir Joe ; mais s’il m’en restait une ombre, cette observation la fit évanouir.

« Vous n’aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était destinée ? dit Estelle.

— Pas la moindre. »

Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de soumission et de naïveté en marchant à côté d’elle formaient un contraste que je sentais parfaitement : il m’eût encore fait souffrir davantage, si je ne l’avais considéré comme venant absolument de moi, qui étais si éloigné d’elle par mes manières, et en même temps si rapproché d’elle par ma passion.

Le jardin était trop encombré de végétation pour qu’on y pût marcher à l’aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse l’endroit où je l’avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d’un regard froid et indifférent :

« Vraiment !… ai-je fait cela ? »

Je lui rappelai l’endroit où elle était sortie de la