Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/369

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elle lui parlait, il écoutait et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m’en aperçus pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, sinon avec méfiance ; mais il n’avait jamais l’air de se douter de l’attention dont il était l’objet. Pendant tout le temps que dura le dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes espérances ; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait jusqu’à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.

Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des informations qu’il possédait sur tout le monde en général. C’en était réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu’à son vin quand il n’avait rien autre chose sous la main ; il le plaçait entre la lumière et lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l’avalait, posait le verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, l’essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le contre-examinait encore jusqu’à ce que je fusse aussi inquiet que si j’avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j’allais entamer la conversation ; mais toutes les fois qu’il me voyait sur le point de lui demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire remarquer que c’était inutile de lui parler puisqu’il ne pourrait pas me répondre.

Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de devenir folle et d’aller peut-être jusqu’à déchirer son bonnet, lequel était un affreux