Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/10

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quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant sans nom, le garçon du tailleur Trabb.

En portant les yeux à une certaine distance en avant, j’aperçus ce garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu qui était vide. Jugeant qu’un regard tranquille et indifférent, jeté sur lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m’avançai avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb s’entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route, en criant à la populace :

« Au secours !… soutenez-moi !… j’ai peur !… »

Il feignait d’être au comble de la terreur et de la prostration, par l’effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche, et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d’une humiliation profonde.

C’était une chose bien dure à supporter, mais ça n’était encore rien que cela. Je n’avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin d’une rue ; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une espèce d’épouvante qu’il eut l’air de me découvrir. Il éprouva les mêmes effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation ; il courut autour de moi tout en chancelant, les genoux