Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/15

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Herbert, continuai-je, je traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus ; vous dites que je suis heureux ! Je sais que je n’ai rien fait pour m’élever, et que c’est la fortune seule qui a tout fait. C’est avoir eu bien de la chance, et pourtant quand je pense à Estelle…

— Et quand vous n’y pensez pas, êtes-vous plus tranquille ? interjeta Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très-bon et très-sympathique de sa part.

— … Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens dépendant de tout et incertain de l’avenir, et à combien de centaines de hasards je m’en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme vous l’avez fait si judicieusement tout à l’heure, je puis encore dire que toutes mes espérances dépendent de la constance d’une personne, — sans nommer personne, — et m’affliger de voir ces espérances encore si vagues et si indéfinies. »

En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l’avait toujours tourmenté plus ou moins ; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que jamais.

« Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant, il me semble que les angoisses d’une tendre passion nous font regarder le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre attention de ses qualités. Ne m’avez-vous pas raconté que votre tuteur, M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n’aviez pas que des espérances ? Et même, s’il ne vous l’avait pas dit, bien que ce soit là un très-grand si, j’en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses relations actuelles avec vous, s’il n’était pas sûr de son terrain ? »

Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un