Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/61

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poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu’à la dernière extrémité.

Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l’assurer que je me rendrais à l’enterrement, je passai les jours qui suivirent dans le curieux état d’esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je partis de grand matin, et descendis au Cochon bleu, assez à temps pour aller à pied jusqu’à la forge.

C’était un jour d’été. Tout en marchant, le temps où j’étais une pauvre petite créature sans appui, et où ma sœur ne m’épargnait pas, me revenait vivement à l’esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon cœur qu’un jour viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l’étais en pensant à ma sœur.

Enfin, j’arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient commandé tout ce qui était nécessaire pour les funérailles, et qu’ils avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et ridicules, tenant chacun une canne recouverte d’un crêpe noir, comme si cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que ce fût, étaient postés devant la porte de la maison ; je reconnus l’un d’eux, un petit postillon renvoyé du Cochon bleu pour avoir versé un jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son état d’ivresse qui l’obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras croisés autour du cou de l’animal. Tous les enfants du village, et la plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres closes de la maison et de la forge. Quand j’arrivai, une des deux sentinelles, l’ancien postillon, frappa à la porte pensant que j’étais