Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 2.djvu/373

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— Vous êtes une petite rebelle, répliqua Wardle du même ton ; et je me verrai obligé de vous interdire ma maison. Les personnes comme vous, qui se sont mariées en dépit de tout le monde, devraient être séquestrées de la société. Mais, allons ! ajouta-t-il tout haut, voici le dîner ; vous vous mettrez à côté de moi. — Joe, damné garçon, comme il est éveillé ! »

Au grand désespoir de son maître, le gros joufflu était effectivement dans un état de vigilance remarquable. Ses yeux se tenaient tout grands ouverts et ne paraissaient point avoir envie de se fermer. Il y avait aussi dans ses manières une vivacité également inexplicable ! Chaque fois que ses regards rencontraient ceux d’Émilie ou d’Arabelle, il souriait en grimaçant ; et une fois Wardle aurait pu jurer qu’il l’avait vu cligner de l’œil.

Cette altération dans les manières du gros joufflu naissait du sentiment de sa nouvelle importance, et de la dignité qu’il avait acquise en se trouvant le confident des jeunes ladies. Ces sourires et ces clins d’œil étaient autant d’assurances condescendantes qu’elles pouvaient compter sur sa fidélité. Cependant comme ces signes étaient plus propres à inspirer les soupçons qu’à les apaiser, et comme ils étaient, en outre, légèrement embarrassants, Arabelle y répondait de temps en temps par un froncement de sourcils, par un geste de réprimande ; mais le gros garçon ne voyant là qu’une invitation à se tenir sur ses gardes, recommençait à cligner de l’œil et à sourire avec encore plus d’assiduité, afin de prouver qu’il comprenait parfaitement.

« Joe, dit M. Wardle, après une recherche infructueuse dans toutes ses poches, ma tabatière est-elle sur le sofa ?

— Non, monsieur.

— Oh ! je m’en souviens ; je l’ai laissée sur la toilette ce matin. Allez la chercher dans ma chambre. »

Le gros garçon alla dans la chambre voisine, et après quelques minutes d’absence revint avec la tabatière, mais aussi avec la figure la plus pâle qu’ait jamais portée un gros garçon.

« Qu’est-ce qui lui est donc arrivé ? s’écria M. Wardle.

— Il ne m’est rien arrivé, répondit Joe avec inquiétude.

— Est-ce que vous avez vu des esprits ? demanda le vieux gentleman.

— Ou bien est-ce que vous en avez bu ? suggéra Ben Allen.

— Je pense que vous avez raison, chuchota Wardle à travers la table ; il s’est grisé, j’en suis sûr. »