Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 2.djvu/374

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Ben Allen répondit qu’il le croyait ; et comme il avait observé beaucoup de cas semblables, Wardle fut confirmé dans la pensée qui cherchait à s’insinuer dans son cerveau depuis une demi-heure, et arriva à la conclusion que le gros joufflu était tout à fait gris.

« Ayez l’œil sur lui pendant quelques minutes, murmura-t-il ; nous verrons bientôt s’il a réellement bu. »

Le fait est que l’infortuné jeune homme avait seulement échangé une douzaine de paroles avec M. Snodgrass ; que celui-ci l’avait supplié de s’adresser à quelque ami pour le faire mettre en liberté, puis l’avait poussé dehors avec la tabatière de peur qu’une absence trop prolongée n’éveillât des soupçons. Rentré dans la salle à manger, Joe était resté quelques instants à ruminer, avec une physionomie renversée, puis il avait quitté la chambre pour aller chercher Mary.

Mais Mary était retournée au Georges et Vautour, après avoir habillé sa maîtresse, et le gros joufflu était revenu, plus démonté qu’auparavant.

M. Wardle et Ben Allen échangèrent plusieurs coups d’œil.

« Joe, dit M. Wardle.

— Oui, monsieur.

— Pourquoi êtes-vous sorti ? »

Le gros joufflu regarda d’un air troublé chacun des convives, et bégaya qu’il n’en savait rien.

« Oh ! dit Wardle, vous n’en savez rien. Portez ce fromage à M. Pickwick. »

Or, M. Pickwick, se trouvant en parfaite santé et en parfaite humeur, s’était rendu universellement délicieux pendant tout le temps du dîner, et paraissait en ce moment, engagé dans une intéressante conversation avec Émilie et M. Winkle. Courbant gracieusement sa tête du côté de ses auditeurs, et tout rayonnant de paisibles sourires, il agitait doucement sa main droite, pour donner plus de force à ses observations. Il prit un morceau de fromage sur l’assiette et allait se retourner pour continuer sa conversation, quand le gros garçon se baissant de manière à amener sa tête au même niveau que celle de M. Pickwick, dirigea son pouce par-dessus son épaule comme pour lui montrer quelque chose, et fit en même temps la grimace la plus hideuse qu’on ait jamais vue.

« Eh mais ! s’écria M. Pickwick en tressaillant, voilà qui est… Eh… ? » il s’arrêta court, car Joe venait de se redresser, et était ou prétendait être profondément endormi.