Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 2.djvu/136

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je n’ai plus qu’une pauvre mémoire. Ce n’est pas bien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement ; cela a toujours été et sera toujours.

— Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre besogne, dit l’enfant.

— Oh ! oui, et aussi de grands arbres… Et ceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.

— Non ! …

— Non, c’est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire ; car ils me disent que j’ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L’arbre reste pour me rappeler que l’homme est mort. Quand je contemple son ombre large, et me souviens de ce qu’était cet arbre au temps de cet homme, cela me remet juste à la pensée l’âge de mon autre besogne, et alors je puis vous préciser l’époque où je creusai sa tombe.

— Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de quelqu’un de vivant ?

— De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et mères, frères, sœurs, enfants, amis, oh ! oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m’en faudra une neuve l’été prochain. »

L’enfant le regarda vivement ; elle s’imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités ; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très-sérieusement.

« Ah ! dit-il après un court silence, les hommes n’apprennent rien… Non, ils n’apprennent rien. Il n’y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses ; je dis, comme il faut y penser… Vous avez été à l’église ?

— J’y vais en ce moment, répondit Nell.

— Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans, vous n’avez qu’à laisser glisser le seau jusqu’à ce que le premier nœud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l’entendez clapoter dans l’eau froide et sombre. Peu à peu l’eau se retire ; de sorte qu’au bout de dix ans il faut plonger jusqu’au second