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NICOLAS NICKLEBY.

— On peut maintenant avoir confiance en elle, je lui ai parlé toute la matinée… Venez un peu par ici.

Il entraîna Ralph à l’autre extrémité du salon et lui désigna Gride, qui, pelotonné dans un coin, tourmentait les boutons de son habit. L’agitation et l’inquiétude donnaient un nouveau relief à la bassesse de sa physionomie.

— Regardez cet homme, murmura Bray ; n’est-ce pas une chose cruelle après tout ? — Quoi ? demanda Ralph aussi impassible que s’il eût réellement ignoré ce que Bray voulait dire. — Vous le savez aussi bien que moi. Ce mariage…

Ralph haussa les épaules, fronça les sourcils, et avança les lèvres comme font les hommes préparés à réfuter victorieusement une observation, mais qui attendent une occasion plus favorable, ou dédaignent de répondre à leur antagoniste.

— Ce mariage n’est-il pas cruel ? répéta Bray. — Non, dit Ralph hardiment. — Si fait, repartit Bray avec emportement, c’est une méchanceté et une perfidie.

Quand des hommes sont sur le point de commettre ou de sanctionner quelque injustice, il n’est pas rare qu’ils expriment de la pitié pour la victime, et qu’ils se croient en même temps très-vertueux, très-moraux, et immensément supérieurs à ceux qui ne témoignent pas la même sensibilité. Pour rendre justice à Ralph Nickleby, il pratiquait rarement cette sorte de dissimulation, mais il la comprenait dans autrui, et c’est pourquoi il laissa Bray répéter avec véhémence que ce mariage était affreux.

— Vous voyez, répondit enfin Ralph, comme il est vieux et usé. S’il était plus jeune, cette union serait une barbarie ; mais comme, dans l’état où il est, il n’a pas longtemps à vivre, Madeleine sera bientôt une riche veuve. Elle a consulté votre goût, la prochaine fois vous lui laisserez consulter le sien. — C’est vrai, dit Bray en se mordant les ongles. Je vous le demande, monsieur Nickleby, n’était-il pas de mon devoir de lui conseiller d’accepter ces propositions ? — Sans doute. Et je vous dirai même, Monsieur, qu’on trouverait, dans les environs, cent personnes riches qui donneraient volontiers à cette espèce de singe leurs filles et leurs oreilles pardessus le marché. — C’est ce que je lui ai dit, s’écria Bray saisissant avidement tout ce qui pouvait contribuer à sa justification. — Vous lui avez dit la vérité. Mais en même temps je vous déclare que si j’avais une fille, et que ma liberté, ma santé, ma vie, dépendissent de son mariage, j’espère que cela seul suffirait pour la faire condescendre à mes vœux.

Bray contempla Ralph comme pour voir s’il parlait sérieusement.

— Je vais monter quelques minutes pour achever ma toilette, et, quand je redes-