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NICOLAS NICKLEBY.

Brooker s’interrompit ; mais les deux frères lui firent signe de continuer, car Ralph n’avait pas fait un mouvement.

— Ce fut alors que Ralph m’instruisit lui-même de ces circonstances. Elles n’étaient plus secrètes alors, et ni le frère ni d’autres ne les ignoraient ; il me les communiqua, non pour cette raison, mais parce qu’il avait besoin de moi. Il poursuivit les fugitifs ; on prétendit que c’était pour profiter du déshonneur de sa femme ; mais c’était plutôt, je crois, pour se venger avec éclat ; car l’amour de la vengeance domine peut-être en lui celui des richesses. Il ne put les atteindre, et elle mourut peu de temps après. Je ne sais s’il commença à croire qu’il pourrait aimer son fils, mais il me chargea de le lui amener.

Ici Brooker fit un effort, et il continua d’une voix affaiblie.

— Ralph m’avait traité avec barbarie ; je le lui ai rappelé il y a peu de temps, quand je l’ai rencontré dans Hyde-Park. Je le haïssais. J’amenai l’enfant chez lui, et je lui donnai pour logement une chambre du dernier étage sur le devant. Il avait été négligé et je fus obligé d’appeler un médecin, qui ordonna de le changer d’air. Une idée me vint ; je formai le projet de faire passer l’enfant pour mort, tant pour me venger que pour vendre un jour à son père le secret de son existence. Ralph était absent pour six semaines ; à son retour je lui dis que l’enfant avait cessé de vivre ; et, soit qu’il eût quelque affection naturelle, soit qu’il eût formé des projets que cette perte renversait, il en fut affligé, et, en voyant sa douleur, je m’applaudis d’avoir exécuté mon plan.

J’avais entendu parler des pensions d’Yorkshire. Je mis l’enfant, sous le nom de Smike, dans celle d’un nommé Squeers, et je payai pour lui vingt livres par an pendant six ans. Après avoir quitté le service de son père, avec lequel je me brouillai, je fus chassé de ce pays, et mon exil dura huit années. À mon retour j’allai en Yorkshire, je me glissai la nuit dans le village, je m’informai de l’école, et je découvris que l’enfant que j’y avais placé s’était enfui avec un jeune homme du nom même de Nickleby.

Je cherchai son père à Londres, je lui fis des ouvertures, j’essayai d’en obtenir quelque argent ; mais il me repoussa avec des menaces. Je m’adressai à son commis, lui prouvai que j’avais de bonnes raisons pour désirer un entretien avec Ralph, et ce fut moi qui lui déclarai que l’enfant n’était pas le fils de l’homme qui le réclamait.

J’appris par le commis la maladie et le départ de Smike. J’entrepris le voyage du Devonshire pour me rappeler à son souvenir, et me servir au besoin de son témoi-