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NICOLAS NICKLEBY.

d’étoffe grossière. Il était boiteux, et en feignant de ranger sur la table, il examinait les lettres d’un œil si perçant, et cependant si plein d’abattement et de désespoir, que Nicolas ne put s’empêcher d’y faire attention.

— À quoi vous amusez-vous, Smike ? s’écria madame Squeers ; laissez tout cela. — Qu’est-ce ? dit Squeers levant les yeux. Oh ! c’est vous, c’est vous. — Oui, Monsieur, répondit le jeune homme serrant ses mains l’une contre l’autre pour comprimer de force l’agitation nerveuse de ses doigts, y a-t-il ?… — Eh bien ? dit Squeers. — Avez-vous… quelqu’un a-t-il… quelques renseignements à mon sujet ? — Aucun, répliqua brusquement Squeers.

Le jeune homme se détourna, porta la main à sa figure et s’avança vers la porte.

— Il n’y a rien, reprit Squeers, il n’y aura jamais rien. C’est encore une belle affaire, n’est-ce pas, de vous avoir laissé ici tant d’années sans rien payer après les six premières ; de ne pas avoir songé à vous, de n’avoir donné aucun indice de ceux à qui vous appartenez ? C’est une belle affaire que je sois obligé de nourrir un grand gaillard comme vous, sans jamais en attendre un sou.

Le valet mit la main sur son front, comme s’il eût fait effort pour réveiller un souvenir effacé ; puis, regardant Squeers d’un air égaré, il sourit et s’éloigna.

— Savez-vous une chose ? dit madame Squeers à son époux lorsque la porte fut fermée ; je crois que ce jeune drôle devient stupide.

— Je souhaite qu’il n’en soit rien, dit le maître d’école ; car il nous sert et gagne bien sa nourriture. En tout cas, s’il était stupide, je croirais qu’il aurait encore assez d’esprit pour nous. Mais, allons, soupons, car j’ai faim ; je suis las, et veux me coucher.

Sur ce, l’on rapporta un bifteck, exclusivement réservé à M. Squeers, qui s’empressa d’y faire honneur. Nicolas approcha sa chaise de la table ; mais il avait perdu l’appétit.

— Comment est le bifteck ? dit madame Squeers. — Tendre comme un agneau, répondit Squeers ; en voulez-vous un morceau ? — Je n’en saurais manger, mon cher. Que va prendre le jeune homme ?

— Ce qu’il voudra de ce qui est sur la table, reprit Squeers dans un élan extraordinaire de générosité. — Que désirez-vous, Monsieur ? demanda madame Squeers.

— Je prendrai un peu de pâté, s’il vous plaît, très-peu, car je n’ai pas faim. — Eh bien ! dit madame Squeers, c’est dommage d’entamer le pâté, si vous n’avez pas faim. Voulez-vous une tranche de bœuf ? — Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nicolas avec distraction ; peu m’importe.