Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. La Bédollière, 1840.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
NICOLAS NICKLEBY.

de la porte de la rue, et elle s’occupait de teinter le portrait de miss Nickleby d’une brillante couleur chair de saumon.

— Eh bien ! ma chère, quand comptez-vous revoir votre oncle ? dit l’artiste, qui ne cessait de babiller en travaillant. — Je ne sais ; bientôt, j’espère, voilà plusieurs jours que je l’attends, et cet état d’incertitude est le pire des maux. — Il a de l’argent, à ce que je crois ? — On m’a dit qu’il était très-riche. Je l’ignore, mais je le crois. — Ah ! vous pouvez en être sûre, autrement il n’aurait pas autant d’arrogance, dit miss la Creevy, dont le caractère était un singulier composé de finesse et de simplicité. Quand un homme est ours, il a généralement une fortune assez indépendante. — Ses manières sont rudes. — Rudes ! s’écria miss la Creevy, un porc-épic est un lit de plume en comparaison. Je n’ai jamais vu de vieux sauvage aussi bourru. — Dans ses manières seulement, dit timidement Catherine. Je serais fâchée, d’avoir une mauvaise opinion de lui avant d’être convaincue qu’il la mérite. — Voilà de nobles sentiments, et le ciel me préserve de vous exciter contre lui ! Mais ne pourrait-il, sans s’en apercevoir, allouer à votre maman et à vous une pension qui vous mettrait à l’aise toutes deux ? Qu’est-ce que serait pour lui, par exemple, une centaine de livres par an ? — Je ne le sais, dit Catherine avec une ardente énergie, mais j’aimerais mieux mourir que de l’accepter. — Mais, pourtant… — L’idée de vivre à ses dépens empoisonnerait toute ma vie. Je trouverais moins avilissant de mendier. — Quoi ! s’écria miss la Creevy, c’est assez singulier ! Voilà un parent dont vous ne voulez pas entendre mal parler par une personne indifférente, et dont vous refuseriez les dons ? — C’est sans doute étrange, reprit plus doucement Catherine ; je veux dire seulement qu’avec les sentiments que j’ai et le souvenir de ma prospérité passée, je ne saurais vivre des bontés de personne, et non pas des siennes en particulier.

Lorsqu’elle cessa de parler, on entendit remuer derrière le paravent placé entre elle et la porte, et l’on frappa contre la boiserie.

— Entrez, qui que vous soyez ! s’écria miss la Creevy.

L’étranger s’avança ; ce n’était rien moins que M. Ralph Nickleby en personne.

— Serviteur, Mesdames, dit Ralph en leur lançant à l’une et à l’autre des regards perçants, vous parliez si haut que j’ai eu peine, à me faire entendre.

Lorsqu’une pensée plus mauvaise qu’à l’ordinaire aboyait dans le cœur de l’homme d’affaires, il avait un tic particulier, qui consistait à cacher un moment ses yeux sous ses sourcils épais et proéminents, pour les montrer ensuite dans toute leur vivacité. Ce mouvement, le sourire mal imprimé qui erra sur ses lèvres pincées,