Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/311

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était endormi sur sa chaise, baissant et relevant la tête tour à tour.

« Pardonnez-moi cette réflexion, dit le directeur se penchant à l’oreille de Nicolas pour lui parler à voix basse, mais vous avez là un ami qui a une figure admirable.

— Le pauvre garçon ! dit Nicolas, qui ne put s’empêcher de sourire, je la voudrais un peu plus dodue et moins hâve.

— Dodue ! s’écria le directeur avec horreur ; vous voudriez donc la gâter sans remède ?

— Comment cela ?

— Comment cela, monsieur ? mais, tel qu’il est à présent, reprit le directeur frappant sur son genoux avec expression, sans un bourrelet de graisse sur le corps, sans un grain de vermillon sur la face, cela ferait un acteur dans le genre affamé, tel qu’on n’en a jamais vu dans ce pays. Vous n’auriez qu’à lui faire endosser le costume d’apothicaire dans Roméo et Juliette, avec une pointe de rouge sur le nez, et il serait sûr d’être accueilli par une triple salve de bravos, aussitôt qu’il passerait la tête par la porte des avant-scènes, de l’autre côté du souffleur.

— Vous le jugez, dit Nicolas en riant de tout son cœur, au point de vue de l’art dramatique.

— Je crois bien, dit le directeur ; je n’ai jamais vu de jeune artiste mieux taillé pour l’emploi, depuis que je suis sur les planches, et j’y ai débuté dans les moutards, que je n’avais pas plus de dix-huit mois. »

L’apparition du pudding au filet de bœuf, qui fit son entrée en même temps que M. Vincent Crummles junior, donna un autre cours à la conversation, ou plutôt l’arrêta pour un moment. Ces deux jeunes artistes maniaient leurs couteaux et leurs fourchettes avec non moins d’adresse que leurs briquets ; et, comme toute la société avait l’appétit aussi aiguisé que ces armes terribles, on ne songea guère à parler en présence des apprêts faits pour le souper.

MM. Crummles fils n’eurent pas plutôt avalé le dernier morceau de comestible, qu’ils montrèrent, par une foule de bâillements à demi comprimés et de mouvements spasmodiques pour s’étirer les jambes, une inclination très prononcée à regagner leurs lits. Smike trahissait ce désir d’une façon bien plus vive encore ; car, pendant le souper même, il était tombé plusieurs fois de sommeil, la bouche pleine. Nicolas proposa donc une retraite générale ; mais le directeur ne voulut pas entendre de cette oreille-là, jurant qu’il s’était promis d’avoir le plaisir d’inviter sa nouvelle connaissance à prendre avec lui un bol de