Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous avez l’air de prendre cela bien à cœur, dit Nicolas avec un sourire.

— C’est vrai, ma foi, et vous conviendrez que ce n’est pas sans raison, dit M. Folair en passant son bras dans celui de Nicolas et se promenant avec lui de long en large sur la scène. N’y a-t-il pas de quoi faire endêver de voir cette petite morveuse accaparer, tous les soirs, les rôles les plus avantageux et prélever déjà des honoraires sur les profits de la troupe, à laquelle on la fait avaler de force, pendant qu’il y en a tant d’autres à qui on fait des passe-droits ? N’est-ce pas étrange de voir un homme se laisser aveugler sur les talents de sa chienne de famille jusqu’à sacrifier ses propres intérêts ? Je connais, moi, une recette de vingt francs quarante centimes qui est venue un soir du mois dernier grossir la caisse à Southampton, seulement pour me voir danser la bourrée d’Écosse. Eh bien ! quel en a été le résultat ? c’est que depuis on ne m’a même plus mis en évidence. Jamais, pas une fois, pendant que l’on voit l’enfant phénoménal, avec ses guirlandes de fleurs artificielles, faire ses grimaces tous les soirs à deux gamins dans la galerie, à quatre pelés et un tondu dans le parterre.

— Autant que j’ai pu en juger tout à l’heure, dit Nicolas, vous devez être un membre important de la société.

— Oh ! répondit M. Folair, battant ses pantoufles l’une contre l’autre pour en secouer la poussière, je ne m’en tire pas mal, c’est vrai. Il n’y a peut-être personne qui me surpasse dans mon genre. Mais, voyez-vous, d’être traité comme on l’est ici, cela vous met du plomb à la semelle en guise de blanc d’Espagne, c’est comme si on dansait avec les menottes, sans en avoir seulement le mérite aux yeux du public. Holà ! vieux troubadour, comment va ? »

Le gentleman auquel s’adressait cet appel amical était un homme au teint basané, un peu blafard, avec les cheveux longs, noirs, touffus, et des traces non équivoques d’une barbe épaisse et de favoris item, quoiqu’ils fussent rasés de près. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de trente ans, quoique, de prime abord, on fût porté à le croire plus âgé, à voir sa figure longue et blême, qu’avait décolorée l’application journalière du plâtre et du vermillon. Il portait une chemise à pois, un vieil habit vert, rajeuni par des boutons dorés neufs, une cravate à grandes raies rouges et vertes, un pantalon bleu de roi. Il était orné aussi d’une canne assez commune en bois blanc, véritable canne de parade, car il ne s’en servait guère que pour lui faire décrire dans l’air des figures variées, presque toujours la tête en bas ; ou, s’il lui