Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/229

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plir avec la plus scrupuleuse fidélité. En pareil cas, mes sentiments secrets doivent passer après ; je saurai en faire le sacrifice. »

Cependant ces sentiments secrets n’en existaient pas moins, et Nicolas, à son insu, les encourageait plus qu’il ne croyait. Sa raison (si la raison y était pour quelque chose), c’était qu’il ne pouvait faire de tort qu’à son propre repos, et que, s’il les gardait pour lui seul par le sentiment du devoir, c’était bien le moins qu’il eût le droit de s’en entretenir avec lui-même pour se dédommager de son dévouement héroïque.

Toutes ces pensées, jointes à ce qu’il avait vu le matin même et à l’espérance de sa visite prochaine, l’avaient rendu d’une société triste et distraite. Aussi Tim Linkinwater, inquiet de ce changement d’humeur, en vint-il à soupçonner que sans doute il avait fait quelque erreur de chiffres qui pesait sur sa conscience et le conjura-t-il, au nom de l’honneur, s’il en était ainsi, de lui en faire l’aveu sincère et de réparer sa faute, fût-ce même au prix d’une rature, plutôt que de s’exposer à voir sa vie tout entière empoisonnée par les remords les plus amers et les plus cuisants.

Mais, pour toute réponse à ces représentations amicales et à bien d’autres instances, où M. Frank s’unit à M. Timothée, pour lui rendre la paix de l’âme, Nicolas, au contraire, jurait qu’il n’avait jamais été plus gai de sa vie ; ce qui ne l’empêcha pas, pendant toute la journée et plus encore le soir, en retournant chez lui, de revenir toujours dans sa pensée sur le même sujet ; de ruminer toujours les mêmes choses et d’arriver toujours aux mêmes conclusions.

C’est surtout quand ils se trouvent dans cette disposition vague, rêveuse, incertaine, qu’on voit les gens rôder et flâner sans savoir pourquoi ; lire sur les murs avec une grande attention les placards et les affiches, sans comprendre un mot de ce qu’ils contiennent ; s’arrêter à la montre des boutiques et des magasins, et ouvrir de grands yeux pour voir des choses qu’ils ne voient pas. C’est ce qui fit que Nicolas se surprit à étudier avec le plus vif intérêt une grande affiche dramatique suspendue à la porte d’un petit théâtre, devant lequel il fallait qu’il passât pour aller chez lui, et à lire, d’un bout à l’autre, une liste des acteurs et des actrices qui avaient promis d’embellir de leur présence un bénéfice du soir même. À voir la gravité qu’il y mettait, on aurait cru sa curiosité excitée par un catalogue des noms illustres des messieurs et des dames qui occupaient les pages les plus brillantes du livre du destin, et qu’il lisait lui-même avec anxiété