Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/73

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maussade, si vous vous donniez seulement la peine de m’écouter, vous verriez que c’est précisément là ce que je dis. Certainement, je n’y ai jamais pensé sérieusement, et vous me voyez tout étonnée et toute surprise que vous m’en supposiez capable. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il faut chercher quel est le moyen le plus convenable pour repousser avec civilité et délicatesse ses avances et surtout prendre garde, en blessant trop fort sa sensibilité, de le pousser au désespoir ou à quelque chose comme cela. Dieu du ciel ! s’écria Mme Nickleby avec un sourire mal dissimulé, supposé qu’il allât se porter à quelque extrémité contre sa personne ; jugez, Nicolas, si je ne me le reprocherais pas toute ma vie ! »

Malgré son inquiétude et son dépit, Nicolas put à peine lui répondre sans rire.

« Enfin, ma mère, croyez-vous probable que le plus cruel refus pût entraîner de pareilles conséquences ?

— Ma foi ! mon cher, je n’en sais rien, reprit Mme Nickleby, je n’en sais vraiment rien. Tenez, il y avait justement avant-hier, dans le Times, un extrait de je ne sais quel journal français, où il s’agissait d’un ouvrier cordonnier qui, furieux contre une jeune fille du village voisin, parce qu’elle n’avait pas voulu s’enfermer hermétiquement avec lui dans un cabinet au troisième étage, pour s’asphyxier ensemble par le charbon, alla se cacher dans un bois, avec un couteau pointu, et, se précipitant sur elle au moment où elle passait par là avec quelques amis, commença par se tuer, puis après cela tous les amis, et enfin la fille ; je me trompe, commença par tuer tous les amis, puis la fille et enfin lui-même. Ne trouvez-vous pas que cela fait frémir ? C’est singulier, ajouta Mme Nickleby après quelques moments de silence, je ne sais comment cela se fait, mais ce sont toujours les ouvriers cordonniers qui font de ces choses-là en France, sur le journal. Je ne m’explique pas cela ; il faut donc qu’il y ait quelque chose dans le cuir.

— Oui, mais cet homme, qui n’est pas un cordonnier, qu’a-t-il fait, ma mère, qu’a-t-il dit ? demanda Nicolas poussé à bout, tout en faisant son possible pour paraître aussi patient, aussi résigné que Mme Nickleby elle-même. Car, enfin, vous le savez aussi bien que moi, les légumes n’ont pas de langue qui puisse transformer un concombre en déclaration d’amour.

— Mon cher, répliqua sa mère secouant la tête et regardant les cendres de l’âtre, il a fait et dit toutes sortes de choses.

— Mais êtes-vous bien sûre de ne pas vous être trompée ?

— Me tromper ! cria Mme Nickleby ; me supposez-vous assez