Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/119

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M. Pinch le contempla en face avec un redoublement d’intérêt.

« J’aime, vous dis-je. J’aime une des plus belles jeunes filles que le soleil ait jamais éclairées de ses rayons. Mais elle est entièrement, absolument, dans la dépendance et à la merci de mon grand-père ; et, s’il savait qu’elle fût favorable à ma passion, il l’éloignerait de lui et elle perdrait tout ce qu’elle possède au monde. Il n’y a pas grand égoïsme dans cet amour-là, je pense ?

— De l’égoïsme !… s’écria Tom. Vous avez agi noblement. L’aimer comme je suis certain que vous l’aimez, et cependant, par considération pour son état de dépendance, ne pas même lui avoir déclaré…

— Qu’est-ce que vous chantez là ?… dit brusquement Martin. Ne dites donc pas de ces bêtises-là, mon bon ami ! Qu’entendez-vous par ces mots : « Ne pas lui avoir déclaré ?…

— Mille pardons, répondit Tom. Je croyais que telle était votre pensée ; autrement, je ne l’eusse pas dit.

— Si je ne lui avais point déclaré que je l’aimais, alors à quoi bon l’aimer, sinon pour me plonger volontairement dans un état de souffrance et de chagrins perpétuels ?

— C’est vrai, répondit Tom. Eh bien ! je parie que je sais ce qu’elle vous aura dit quand vous lui avez déclaré votre amour ? »

En parlant ainsi, Tom considérait la belle figure de Martin.

« Pas précisément, Pinch, répliqua le jeune homme avec un léger froncement de sourcils ; car elle a sur le devoir et la reconnaissance certaines idées de jeune fille, et d’autres encore, qu’il n’est pas facile d’approfondir. Mais, pour le principal, vous avez bien deviné. Son cœur est à moi, je le sais.

— Juste ce que je pensais, dit Tom ; c’est bien naturel. »

Et, dans l’excès de sa satisfaction, il sirota un bon petit coup de son vin de groseille.

Martin poursuivit :

« Bien que, dès le commencement, je me sois conduit avec la plus grande circonspection, je ne sus pas assez prendre de ménagements vis-à-vis de mon grand-père, qui est plein de jalousie et de méfiance, pour qu’il ne soupçonnât pas mon amour. Il ne lui en adressa aucune observation, mais il m’en-